Spiritualité en milieu hospitalier : critique

–         La « détresse spirituelle », est-ce une « pathologie spirituelle » ou une réaction « normale » face à une « pathologie physique, psychique ou sociale » ? C’est-à-dire, n’est-ce pas une sorte de « fièvre spirituelle », un symptôme « sain » d’une pathologie physique ou psychique[1] qui s’exprimerait au niveau spirituel ? Quel est le lien avec le psychosomatique et à quel moment la détresse serait à qualifier comme pathologique ?

Ces questions ont une certaine importance dans l’univers du handicap, du fait que celui-ci est toujours et encore, à juste titre ou non, rapproché à celui de la maladie et de la « folie » ; elles pourraient nous mettre sur des pistes pour sonder les « bonnes raisons », les logiques qui guident des personnes en situation de handicap, notamment mental, dans des attitudes et des actions qui pour les « normaux » et « bien-portants » manquent de logique. Et il se pourrait même que des réactions dites normales soient anormales, voire pathologiques, dans une situation de handicap donnée et que ce qui est considéré comme anormal soit plus normal et plus sain que le normal ; en conséquence, une réaction ou une attitude soi-disant « normale », mais inappropriée, de la part de l’entourage, professionnel ou non, pourrait s’avérer abusive et à la limite maltraitante.

–         Du fait que le spirituel est étroitement lié au psychique[2], la limite entre les deux s’efface. C’est, en conséquence, seulement par une collaboration interdisciplinaire que le statut autonome de chaque sphère peut être maintenu et évité qu’une sphère s’immisce dans les affaires de l’autre sphère. Cela exige une professionnalisation du « travail spirituel », telle que l’aumônerie des hôpitaux s’efforce de l’introduire, avec un langage et une méthodologie définis, afin que ceux et celles qui s’occupent du spirituel, sans tomber dans une « techno-science spirituelle », soient compris et entendus par leurs partenaires responsables du « bio-psycho-social »[3].

–         Langage et méthodologie font appel à un fondement, une objectivité, une « institution » jouant le rôle de référentiel commun lors des rencontres interpersonnelles ; sinon communication et compréhensions mutuelles restent difficiles, voire impossibles. Qu’on le veuille ou non, la question des institutions porteuses du spirituel et du religieux se pose. La foi et les croyances, donc aussi le religieux et la religion, ont une dimension publique[4] et ne peuvent pas être entièrement recalées dans le privé, même pas en milieu hospitalier, qui se comprend d’habitude faisant partie de la seule sphère publique[5]. Quel est le tiers[6] dans l’histoire de cette rencontre interpersonnelle ? A ceux qui répondent « tradition et culture », je demande : qui est-ce qui représentent ces dernières, et cela d’une manière aussi objective que possible ? La Constitution vaudoise se réfère aux « Eglises et autres communautés religieuses » reconnues ; elle opte ainsi pour un face-à-face entre institutions. L’aumônerie des hôpitaux, se référant à la « tradition » et à la « culture », me semble-t-il, s’oriente, dans la ligne du sociologue nord-américain à Wade Clark Roof[7], plutôt au narratif et communautaire[8]. Nous nous retrouvons donc devant le défi de trouver un équilibre entre trois cercles : le scientifique (le professionnel), le communautaire et l’institutionnel. Comme piste de recherche et de travail, autant pour l’hospitalier que pour le socio-éducatif, je verrais : se donner une méthodologie, l’aspect scientifique, pour mettre en dialogue constructif la dimension privée du spirituel, le communautaire, avec sa dimension publique, l’institutionnel. Et selon le contexte, on privilégierait davantage ou bien l’aspect communautaire ou bien l’aspect institutionnel des croyances et de la foi du patient ou du résident d’un côté, des intervenants et de leur institution (dans le sens d’organisation) de l’autre.

–         Nous arrivons ainsi à la question de la pertinence et de la validité du modèle hospitalier pour le socio-éducatif, c’est-à-dire l’hébergement et les institutions sociales. Là, il ne s’agira pas seulement d’accompagner et de soutenir le résident dans la construction de son identité en tant qu’individu, de sujet et de personne, mais de l’instituer en tant que tel. Ni lui ni la société n’y parviennent « naturellement » ; ce n’est que par un acte positif de foi (sphère spirituelle) et de volonté (sphère légale et constitutive) qu’on y arrive : « La dignité humaine est respectée et protégée »[9], même là où le « sens commun » ne parlerait pas d’humanité et de dignité.

–       Cela nous amène au dilemme éthique, étroitement lié à la spiritualité, de la qualité de vie et de la reconnaissance de la qualité de vie là où cette vie est plus que fragile, au point que patient ou/et entourage mettent en question la dignité, une réalité qui est encore plus répandue par rapport aux handicaps graves. Ici, il ne suffit plus de partir des faits, qui de toute façon ne justifient pas une vision spirituelle ou éthique[10], mais la détermination de croire à la dignité de la personne doit être telle, qu’elle a besoin d’une instance quasi absolue sur qui elle peut s’appuyer, d’un tiers qui, – fermement, mais sans fanatisme -, ne se laisse pas perturber par une raison là où celle-ci dérive vers une déraison eugénique.

Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008


[1] Symptôme ou « sinthome », selon Jacques Lacan, « synthomme » (« saint-homme », référence à James Joyce et son admiration pour saint Thomas d’Aquin), ce qui « désigne ce qui chez un sujet réussit à faire tenir ensemble les trois ronds de l’imaginaire, du réel, et du symbolique » (wikipedia, « sinthome ») ; cf. aussi Slavoj Zizek, Fragile absolu, p. 172

[2] « … la notion de spiritualité vécue s’enracine profondément dans le terreau de la dimension psychologique de chaque être, et qu’elle fait partie de l’expérience de tous, au minimum à titre d’interrogation. » (François Rosselet, Prise en charge spirituelle des patients)

[3] « Nous mettons en lien direct cette dimension spirituelle avec la vision bio-psycho-sociale et spirituelle de la personne humaine dispensée dans les établissements de soins. » (Etienne Rochat, Rapport du Groupe de Travail, p. 6)

[4] Oliver O’Donovan, Contrainte sur les croyances morales dans l’Etat constitutionnel ; in : Müller, Denis et al. ; Sujet moral et communauté ; Academic Press, Fribourg 2007, p. 260-273

[5] Ce qu’on pourrait parfois mettre en question, notamment là où les séjours se prolongent ou dans les soins palliatifs.

[6] cf. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre ; voir chapitre 2, encadré « Institution et institutions »

[7] Comme Wade Clark Roof dans son livre « Spiritual Marketplace », s’appuyant sur Alsdair MacIntyre, After Virtue, me semble le faire.

[8] « Le résultat escompté de ce défi scientifique est que la personne malade, d’une part vive une expérience communautaire à l’hôpital qui la sorte de sa solitude existentielle et d’autre part reste une véritable spécialiste d’elle-même, malgré son langage culturellement déterminé, déstructuré par la souffrance, et une volonté parfois forte de déléguer l’entier de « soi » et de ses problèmes au corps médical. » (Rochat, Etienne ; Soutien spirituel dans les institutions de santé : la pastorale hospitalière entre crise du religieux dans la société et volonté d’autonomie spirituelle chez la personne malade ; Sources, 2003)

[9] Article 9 de la Constitution vaudoise

[10] Ce qu’on pourrait entendre d’une position qui s’oriente principalement aux conceptions du patient, comme on pourrait le déduire dans une probablement mauvaise interprétation des documents publiés par l’aumônerie des hôpitaux.

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