Dans la ligne du passage de la religion vers la spiritualité, de la certitude vers l’incertitude, de l’institutionnel qui définit un cadre et qui donne des repères vers l’individuel en recherche, de ce qui est donné vers ce qui est à trouver, nous pouvons distinguer deux ensembles de réalités. Le premier rassemble des entités plus traditionnelles et religieuses, le second des entités plus « actuelles », modernes ou post-modernes ; ces deux ensembles sont en tension mutuelle, se questionnent et s’interpellent, se contestent et se répondent, se combattent et se nourrissent. A la suite de Paul Tillich on pourrait les appeler le « principe catholique » et le « principe protestant »[1], ce qui est donné et ce qui questionne le donné. Danièle Hervieu-Léger parle de « la religion partout » et du « religieux partout » :
De la religion … partout …
La tradition : quand les réponses devancent les questions
– La religion est tout ce qui fait mémoire et forme l’histoire qui précède et constitue l’individu[2].
– L’homme devant Dieu et le devoir de l’homme envers Dieu et autrui.
– L’Esprit Saint, Dieu lui-même qui anime tout.
– La mort et la vie, et la mort qui fait partie de la vie, et la vie au-delà de la mort.
– La vie intérieure comme vie de prière qui, portée et animée par l’Esprit, fait le lien entre ce qui est dedans et ce qui est dehors ; mais c’est le dehors qui définit le dedans.
– L’intimité, l’âme, qui appartient à l’Esprit, qui fait son salut, et Dieu qui en est le juge.
– L’âme et l’esprit d’un côté, le corps de l’autre et la distinction entre le corps et la chair.
– Le sacré et le profane, reliés par les symboles, les rites et la ritualité.
– Ce qui est esprit et ce qui est nature, avec l’esprit en-dessus de la nature.
… au religieux ? … partout ? Le spirituel !
« La ‘sécularisation’ de ces sociétés (modernes) ne se résume plus uniquement …. au rétrécissement d’une sphère religieuse différenciée. Elle se marque tout autant dans la dissémination des phénomènes de croyance, qui confère une pertinence inattendue à la formule appliquée classiquement aux sociétés non modernes : ‘il y a du religieux partout’. Religieux ‘à la carte’, religieux ‘flottant’, croyances ‘relatives’, nouvelles élaborations syncrétiques : le religieux ‘en vadrouille’ dont parla un jour J. Séguy est désormais placé, dans son indétermination spécifique, au centre de toute réflexion sur le religieux des sociétés modernes. » (Danièle Hervieu-Léger[3])
La recherche : quand les questions restent sans réponses
Le spirituel n’étant plus « dé-finit », – « dé-terminée » par la religion et ses entités en termes définis comme « Dieu », « Esprit », « âme », « au-delà », « ciel et terre » -, devient flou. Il s’agit désormais de le redéfinir dans une recherche personnelle et d’y trouver les entités et les réalités qui permettent à l’individu de toujours « dé-terminer » le mystère de sa vie pour surmonter les obstacles qui s’y posent. L’entreprise est difficile, mais inévitable, et le retour impossible. Le glissement sémantique est-il aussi l’expression d’un changement de fond ?
– La « recherche de sens » remplace l’orientation perdue. D’où venons-nous si le soleil ne se lève plus à l’Orient ? Vers quoi allons-nous s’il n’y plus de Royaume ?
– « L’éthique » remplace la morale, et les « valeurs » les vertus.
– Le « choix personnel » l’emporte sur la vérité[4].
– On parle « d’autonomie » quand on veut dire « liberté », et de « liberté » quand on veut dire « autodétermination ».
– On parle « d’absolu », tout en disant que « tout est relatif ».
– Et ce qui est « transcendant » ne l’est pas forcément.
Au lieu de choses concrètes, – d’ob-jets, « Die Sache mit Gott » (Heinz Zahrnt), même si derrière celle-ci se cachent des choses abstraites -, nous nous retrouvons aujourd’hui devant des concepts. Pouvons-nous dire que, par opposition à la religion, la spiritualité n’a pas d’objet ? Et en conséquence, ne pose pas de résistance[5], rendant finalement difficile la construction du soi ?
Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008
[1] « Die von mir oft gebrauchte Formel ‘protestantisches Prinzip und katholische Substanz’ bezieht sich fundamental auf die Einheit von Wort und Sakrament in der Vermittlung des göttlichen Geistes. … Der Katholizismus hat immer versucht, alle Dimensionen in sein System des Lebens und Denkens einzubeziehen, aber er hat dabei in wachsendem Masse die Seite geopfert, die in der prophetischen Kritik der Religion und dem protestantischen Prinzip zum Ausdruck kommt. » Paul Tillich ; Systematische Theologie ; Bd. III, de Gruyter, Berlin 1987, p. 146s
[2] Ce qui correspond à la bonne étymologie du terme « religion », dérivé du latin « relegere », « recollecter, reprendre pour un nouveau choix, revenir à une synthèse antérieure pour la recomposer » (Benveniste, Émile ; Le vocabulaire des institutions indo-européennes ; vol. 2 ; Les Éditions de Minuit, Paris 1969, p. 265)
[3] La religion en mouvement, Le pèlerin et le converti ; Flammarion, Paris 1999, p. 22
[4] « … l’enjeu religieux, en Occident tout au moins, n’est pas l’établissement de la vérité, mais le choix d’une spiritualité, pour ne pas dire d’une religion, en vue de l’épanouissement personnel et de la convivialité sociale. » (Campiche, Roland J. ; Les deux visages de la religion ; Labor et Fides, Genève 2004)
[5] N’oublions pas qu’« objet » veut dire ce qui est « jeté devant » et qui, en tant que tel, fait « obstacle », « est posé devant, se tient devant ». Il y aurait des choses (!) à dire à partir de la psychologie du développement, avec Mélanie Klein ou Donald Winnicott.
« Spiritualité et spiritualités 2 : l’objet de la spiritualité
Spiritualité et spiritualités 4 : étymologie et histoire des idées »