Qu’est-ce qui t’arrive ? Et maintenant j’ai besoin d’une autre dose de morphine (Armin Kressmann)

« Qu’est-ce qui t’arrive ? » demande un ami, pas seulement facebookien, quand il apprend que je suis à l’hôpital. D’une manière spontanée je lui réponds : « Le dos »

Le dos ? Qu’est qui nous arrive quand nous arrive ce qui nous arrive ?

Le dos, qu’est-ce le dos ?

La question n’est pas anodine. Et pour une fois je me retrouve de l’autre côté, celui des patients, moi qui avait l’habitude d’être de celui de l’accompagnement, des soins, de la médecine, en tant qu’aumônier.

Et ce qui était STIV ou STIVAR, sens, transcendance, identité, valeurs, ou encore appartenance et reconnaissance, théories et concepts des aumôneries en milieu socio-éducatif et socio-médical, devient réalité incarnée et subie.

Qu’est-ce qui m’arrive quand m’arrive ce qui m’arrive ?

D’abord un mal, un mal de dos, discret au début, je peux poursuivre ma vie habituelle, gentiment, un peu ralenti peut-être, jusqu’au moment où le mal l’emporte sur la vie et s’y impose, l’arrête, la vie de tous les jours.

Le temps s’arrête. On consulte, on traite, ça va de nouveau. Suis-je toujours celui qui je suis ? Qui suis-je ? Encore, à mon âge ? La question s’infiltre dans cette vie de tous les jours.

La santé, l’âge, la finitude de la vie pour utiliser un euphémisme.

Çà va ? Eh oui, ça va. La banalité des échanges de courtoisie est une peu ébranlée, mais ça va. On fait semblant. C’est plus simple.

Et puis on craque. Urgence. Urgences. Des médicaments un peu plus forts, contre les douleurs. Les douleurs ? Quelles douleurs ?

Çà va de nouveau, sans vraiment aller. Çà va jusque à ce que ça ne va plus.

Il faut que ça n’aille plus du tout pour qu’on comprennent que ça ne va plus, moi, mais encore davantage ce monde que nous appelons médical ou hospitalier. Maintenant ça se voit, c’est évident, et je suis « pris au sérieux ». Avant, c’était l’âge, la tête, que sais-je ? Maintenant c’est sérieux, et la machine qui se met en marche le confirme.

Ah la machine. Presque une heure dans cette machine. A-t-il une machine plus envahissante que ce tube dans lequel tu es mu en avant, en arrière, sous ce bruit par moment infernal, ces vagues de chaleur qui t’envahissent ? Renvoi à soi-même. L’angoisse, la panique, ne les laisse pas monter à la surface. Tu es objet. Et tu ne penses même pas à l’aumônier. Au sens ? C’est pou ton bien ? La transcendance ? Dieu ? Est-il avec toi dans ce tube ? Psaume 22 ? N’exagère pas.

Ils, et elles surtout, prennent soin de toi. Ils, elles sont attentifs, à l’écoute. De retour dans ton lit, tu as passé des urgences à l’observation, tu es apaisé. Le mal, non les douleurs se traitent. Morphine. Morphines.

Plus tard, toujours sous morphine, tu regarderas sur youtube la polémique des morphines aux États-Unis, Canada, Oxycontin, Purdue, les milliers, centaines de milliers de morts, dépendances déchéance, familles brisées, vies brisées … Une question d’argent. Il s’agit de milliards. Des milliards, et toi tu y es.

Qu’est-ce qui nous arrive quand nous arrive ce qui nous arrive ?

Les tiens sont là, physiquement, spirituellement, on est là pour toi, Il est là. Elle est là, celle que j’aime, particulièrement. Comment pourrait-Il, Lui, être là autrement qu’à travers ceux et celles qui sont là ? Être là, « da sein », « Dasein », être dans le monde, Heidegger, quelle expérience plus forte du « Dasein » que cette douleur qui prend toute la place ? La mort ? « Da », là ? En hébreu, le pluriel de « là », n’est-ce pas le ciel ? Les cieux ? Est-Il là ? Même quand Il se tait, surtout quand il se tait.

Job.

Le silence, serait-il la parole la plus forte du « Dasein », là où on se sait plus quoi dire, Dieu non plus, comme avec Job, là où Il, Lui, ne peut que renvoyer à ce qui est :

« Étais-tu là, quand … » (livre de Job, chapitre 38, verset 4)

Comme un père qui n’a plus d’arguments devant son fils, sa fille, qui lui demande : « Pourquoi ? »

Revenons aux faits, Wittgenstein, de toute façon je me méfie de Heidegger. Déjà leurs biographies … Je préfère Wittgenstein et, là je le récupère, sa théologie négative, ou « apophatique ». Terribles, ces termes, « négatif », « apophatique », pour une théologie qui est positive, la seule d’ailleurs qui respecte Dieu dans son altérité, le « Tout-autre ». Barth se pointe aussi … mais il me parle trop.

« Sur ce qu’on ne peut parler, il faut garder le silence. »

« Worüber man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen. »

C’est du premier Wittgenstein, celui du Tractatus, il changera par la suite.

Renvoi aux faits, à la science, la médecine.

Quand arrive le médecin, les médecins, en français arrive le médecin, – et si c’est une femme, comme l’appeler, doctoresse ? -, arrive le médecin, en allemand « der Arzt ». En français il y a aussi les deux, mais c’est moins clair, moins prononcé, la différence entre l’homme, « der Arzt als Mensch », l’humain, et le médecin, « der Mediziner », le scientifique.

Que suis-je, un humain ou un cas ? Monsieur Kressmann, Armin, ou l’hernie discale ? Et que, qui voudrais-je être ? Encore une personne, en tout cas en théorie (du Kant). C’est ça, entre autres, le « V » du STIV, être, rester, toujours personne et être traité comme telle. Cependant, parfois, quand c’est particulièrement aiguë, paradoxe, je préfère être cas, afin qu’ils me soulagent, afin que je redevienne humain. Que leur compétence technique l’emporte sur leur gentillesse et leur humanité …

La vie, c’est l’Avent ; ou le temps de la passion. C’est avant, si on s’oriente, – et voilà le sens du STIV -, vers l’avenir, ce qui advient.

Qu’arrive quand arrive ce qui arrive ?

Qui arrive quand arrive celui ou celle qui arrive ?

Que veut-il, ou elle, savoir quand il, elle demande : « Çà va ? »

Çà va ? Cela nous a fait rire, avec les soignants, les médecins, cette question « ça va ? » quand tout le monde sait que ça ne va pas.

Mais que dire, quand on ne sait pas quoi dire ? Au moins, ne faut-il pas établir la relation, trouver un langage commun. Aussi, tout ça est circonstanciel : ça va, toujours, quand est imminent que ça pourrait aller encore moins bien.

« Courage et confiance, toujours ! » m’écrit un autre ami.

C’est bien, c’est volontariste, la pensée est positive, et il semble que ça aide, la pensée positive.

Je décide que ça aille bien. Ça pourrait toujours aller moins bien, jusqu’à ce que ça ne va plus.

La foi, est-elle pensée positive ou pensée réaliste ?

Ah sur la foi les aumôniers ne se prononce plus ; elle appartient au patient. En tant qu’aumônier je l’accompagne seulement, le patient, la patiente dans sa foi. Et si c’est un sataniste ? Est-ce que je l’accompagne aussi, dans son satanisme ?

Y a-t-il encore une base commune, un référentiel que nous partageons, dans lequel nous nous retrouvons, vision commune autre que simplement culturelle, « occidentale », « judéo-chrétienne », culture dissociée de la foi, culture devenue morale régulée par l’État, donc totalitarisme, éthique finalement imposée par l’État ?

Ainsi donc, par ce concept de « neutralité » dans l’accompagnement spirituel, – « l’autonomie du patient » de la bioéthique qui n’est plus autonomie quand on est souffrant, patient, où l’aumônier ne dit plus où il est, au niveau de ses convictions, de sa foi, l’emprise « convictionnelle », pour ne pas spirituelle -, devient encore plus totalitaire.

Qu’est-ce qui t’arrive, quand tu as mal au dos ? L’État ?

Plus de personnes, avec leurs convictions, leur foi, qu’on partage même quand on ne les partage pas ?

Et maintenant je besoin d’une autre dose de morphine …

Armin Kressmann 2019

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