« Je dois pisser » disait ma voisine à l’infirmier en arrivant à l’hôpital où je me suis retrouvé avec elle. Pour elle son exclamation n’avait rien de vulgaire. C’était vital. Que dirions-nous pour rejoindre sa préoccupation ? Aller aux toilettes ? Elle ne pouvait pas y aller. Uriner ? Est-ce mieux ? Faire pipi ? C’est ce que je dis à mes petits-enfants. Nous avons aussi parlé de Dieu. Voilà le problème quand c’est existentiel. Et ne me dites pas que c’est toute autre chose, surtout pas à l’hôpital. J’aurais été béni si j’avais pu pisser… Seigneur, mon Dieu, Père, laisse-moi… De quoi te plains-tu ? m’a-t-il répondu, du fait que j’étais bon pour elle ?
Armin Kressmann 2019
« Les situations extrêmes, disais-je ailleurs, font fondre l’épaisseur et l’étendu du temps et de l’espace qui nous permettent de prendre de la distance face à l’inexorable, de re-culer, de ré-fléchir et de re-spirer. Elles aspirent tout, elles rapprochent ce qui, pour survivre et bien vivre, est d’habitude éloigné, séparé, espacé : la vie et la mort, le bien et le mal, le corps et l’âme, même Dieu et Satan comme le livre de Job l’illustre.
« Il y a un temps pour tout », dit Qohélet (Bible ; Premier Testament ; Qohélet, chapitre 3, verset 1).
Dans les situations extrêmes, il n’y a plus de temps pour tout, le temps est suspendu, fondu.
Les situations extrêmes con-fondent, dans le sens pro-fond du terme, les dimensions et facettes des phénomènes et révèlent leur caractère profondément ambigu,
« l’Autre dans l’abîme même de son Réel, l’Autre dans sa dimension de partenaire à proprement parler inhumain, ‘irrationnel’, …, révoltant ou dégoûtant. » (Slavoj Zizek ; Fragile Absolu ; Flammarion, Paris 2008, p. 163).
Que reste-t-il, quand tout a fondu ? Cendres, déchet, excrément, dirait la raison, et au niveau de la raison, elle a raison. Les extrêmes se confondent, les limites s’effondrent, la distinction du dedans et du hors s’efface. La personne en situation de handicap extrême, dans l’éclatement, l’angoisse et le désespoir total peut tapisser son lit et sa chambre d’excréments. L’irrationnel envahit tout. Comment y voir encore l’humanité, l’humanitude, et la sauvegarder ? Et pourtant … »