«Donner un visage à la mort permet de calmer les angoisses» -Le handicap mental et la mort (Armin Kressmann, insieme, mars 2017 – 13 )

Interview publié dans la Revue insieme, mars 2017 – 13 Dossier « Fin de vie »

Aumônier. Un privilège de la profession ? Parler ouvertement des choses de la vie. Et de la mort aussi. Dix ans au service de l’institution de Lavigny, auront donné à Armin Kressmann l’occasion « de se laisser interpeller par l’altérité de l’autre.» Pasteur, homme de sciences, éthicien et père d’une fille avec un handicap mental, il nous livre ses réflexions sur la thématique de la fin de vie des personnes avec un handicap mental.

Lise Tran

Vous avez accompagné de nombreuses personnes avec une déficience intellectuelle (DI). La question de la fin de vie était-elle une de leurs préoccupations?

Les personnes que j’accompagnais évoquaient davantage la thématique, plus radicale, de la mort. Celle-ci était omniprésente et quotidienne. La disparition des parents et surtout de la mère, eux qui les acceptent de manière inconditionnelle, est, selon moi, le grand sujet de préoccupation des personnes avec une DI. Je me souviens d’Anne-Marie qui, au lieu de me dire bonjour, s’exclamait toujours ainsi : «Tu sais que ma maman est morte ! » C´était un motif qui revenait sans cesse, avant de pouvoir entamer toute autre discussion. La mort questionne la vie des personnes en situation de handicap mental, comme elle nous interroge nous. Mais pour ne pas être confrontés sans cesse à cette réalité ultime, nous mettons en place des «paravents»: des projets, des vacances… Ce que nous refoulons, les personnes avec une DI, l’expriment directement. Enfin, la mort comporte en elle-même une ambivalence : si la souffrance et la maladie sont là pour la leur rappeler sans cesse, elle signifie aussi une forme de libération de celles-ci et du handicap.

Avez-vous été confronté à des désirs de mort ?

Je n’ai jamais eu de sollicitations que j’aurais interprétées en ce sens. Des demandes pour ne plus souffrir, oui, j’en ai eues. J’ai vécu des situations de dépression  pouvant mener à des comportements suicidaires, comme le refus de s’alimenter. Mais il s’agissait plus d’appels au secours, dû à une incapacité, de la part de l’environnement, à être à l’écoute de la personne, que d’une volonté d’exprimer consciemment le souhait d’en finir. Les personnes avec une DI n’ont pas la capacité à élaborer, et je ne le juge pas, la construction intellectuelle de ce que j’appelle un « suicide philosophique », à savoir, se dire, à un moment donné : « J’ai clôt ma vie et en fais consciemment, avec distance, le bilan. En finir est la meilleure solution.» Cet athéisme philosophique, que je respecte aussi, nécessite une capacité de discernement philosophique.

Qu’en est-il de la peur de mourir ?

La question de la propre fin n’était pas formulée de manière directe par les résidents, mais s’exprimait davantage à travers le ressenti, comme les souffrances, la maladie, la douleur ou la solitude… Mais au final, n’oublions pas que nous ne savons pas grand-chose: nous sommes toujours dans l’interprétation.

Envisager sa propre mort, ce n’est pas facile…

Souvent, certains résidents venaient me voir et me demandaient : «C’est comment quand je serai mort ? » La compréhension de la disparition est compliquée pour les personnes avec un handicap mental. Il peut y avoir confusion si on ne fait pas attention. Si l’on dit de quelqu’un qu’il est « parti » de la même manière que l’on aura dit de l’éducatrice qu’elle est partie, cela voudra-t-il dire que celle-ci est morte ? Et comment interpréter des expressions telles que «une étoile de plus brillera dans le ciel » ? Il y a encore du travail du côté de la sémantique…Je pense qu’il faut juste dire que la mort, c’est la fin de la vie ; nous n’avons pas plus d’outils pour nous imaginer ce qu’il y aura après. Il ne faut pas oublier que la mort nous rend égaux.

Pouvoir se représenter la mort, est-ce important ? Pourquoi ?

La mort suscite de nombreuses angoisses chez les personnes avec un handicap mental.  C’est un sentiment diffus où le danger n’est pas identifié. Donner un visage à la mort permet de calmer les angoisses et de les transformer en craintes. Donner un visage à la mort, oui, mais à travers la vie : l’art, que ce soit à travers la peinture, la musique, mais aussi le sport, est l’outil par excellence pour aborder la question de la mort. Enfin,  la DI implique, au niveau de la structure psychique, un besoin de visualiser et de ritualiser les choses. Le protestantisme réformé dont je suis issu est dépouillé du visible, du tangible. Il est intellectualisé et réduit à une parole. En tant que pasteur protestant,  je dirais que le catholicisme apporte aux personnes avec un handicap mental davantage ce dont ils ont besoin.

L’autodétermination des personnes avec une DI est une grande thématique. Qu’en est-il de celle-ci à la fin de vie ?

Elle va dépendre de l’environnement et de l’accompagnement de la personne. Dans le palliatif, il s’agit d’écouter et de discerner. C’est à l’entourage de savoir lire les besoins du moment, comme la nourriture, la musique ou la présence de l’autre. La personne en situation de fin de vie définit le rythme, en exprimant ses besoins de manière verbale ou non verbale et on la protège de toutes les agressions susceptibles d’aggraver la situation. Et quand l’institutionnel arrive au bout de ses capacités de faire, il y a encore une possibilité, c’est celle d’être, de maintenir le lien. L’angoisse ultime est de tomber dans le néant, de perdre tout lien. J’ai souvent vécu ce type de situations. Et lorsque l’accompagnement était bien fait, il est arrivé que l’on décide communément d’arrêter le traitement, que l’on procède à une euthanasie passive. Pour parvenir à une telle décision, le médecin est tenu de consulter les personnes de référence. Pas seulement le curateur, mais aussi l’équipe soignante, les éducateurs, l’aumônier… On devrait d’ailleurs se donner le moyen de savoir qui sont les personnes les plus proches du résident en situation de soins palliatifs. Mais, au final, la majorité des décès que j’ai vécus étaient tragiques. Cette belle mort que l’on s’imagine est très rare.

Devoir prendre une telle décision, comme l’euthanasie passive, c’est une lourde responsabilité…

On doit décider avec et pour les personnes avec une DI: le choix de vie d’autrui ne nous appartient pas. De manière générale, le curateur et les accompagnateurs doivent changer de perspective, se mettre dans la peau de la pupille et se faire une idée de comment celle-ci choisirait entre le bien et le mal. Discerner la volonté d’une personne avec une DI est un réel défi. Par exemple, je sais qu’en fonction de la manière dont je pose une question à ma fille, j’induis déjà sa réponse. Ainsi, si je lui demande : «Préfères-tu rester à la maison ou sortir ? », elle choisira de sortir. Et si j’inverse les deux options, elle préférera rester à la maison. Il faut être prudent et ne pas confondre sa propre volonté avec celle de l’autre.

Vous avez une fille avec un handicap mental, j’imagine que le sujet de la fin vous touche personnellement…

Pour moi, il y a un élément à la fois important et terrible à relever. Je l’ai souvent entendu, je le comprends car je le ressens moi-même par moment aussi : beaucoup de parents d’enfants avec une DI, avec leur charge de culpabilité et de mauvaise conscience, souhaitent que leur enfant disparaisse avant eux. C’est contre nature. Et moi je lutte pour ne pas penser ainsi … Comment peut-on souhaiter que son enfant meure avant soi ? Parce que l’on se sent tellement sollicités au niveau de la responsabilité et que la confiance ne se décide pas… Le lâcher prise est quasi impossible avec un enfant avec un handicap mental. Je suis bien avancé sur ce chemin, mais je crois que l’on n’arrive jamais jusqu’au bout. Il faut faire confiance malgré et contre tout dans les personnes handicapées elles-mêmes, les rendre responsables de leur destin et ne pas les réduire à la dépendance totale.

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