Il y a passé vingt ans, dans « The New York Review of Books » (juin 1995), Umberto Eco écrivit un article fondamental dans lequel il définit ce qu’il appelle « Ur-fascisme ou Éternel fascisme » (traduction allemande de la même année dans la « Zeit – Urfaschismus »). Il y présente quatorze caractéristiques (en regardant de plus prêt on y discerne bien davantage) qui, pour lui, font cette « nébuleuse fasciste » qui, ces temps-ci fait de nouveau irruption, en Europe, chez nous, et de l’autre côté de l’Atlantique. Donald Trump est-il fasciste, ses compères et commères en Europe ? Au lieu de leur attribuer l’appellation sans réflexion, passons aux critères, puis à chacun et chacune de tirer ses conclusions. Voici les critères, selon Umberto Eco (dans l’article il les fonde sur des considérations historiques ; mises en évidence par AK) :
« … je crois possible, dit-il, d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler l’Ur-fascisme, c’est-à-dire le Fascisme Primitif et Éternel. Impossible d’incorporer ces caractéristiques dans un système, beaucoup se contredisent réciproquement et sont typiques d’autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit qu’une seule d’entre elles soit présente pour faire coaguler une nébuleuse fasciste :
1. La première caractéristique d’un Ur-fascisme, c’est le culte de la tradition. Le traditionalisme est plus ancien que le fascisme. Il ne fut pas seulement typique de la pensée contre-révolutionnaire catholique après la Révolution française, il est né vers la fin de l’âge hellénistique, en réaction au rationalisme grec classique. …
2. Le traditionalisme implique le refus du monde moderne … le siècle des Lumières, l’Age de la Raison, conçus comme le début de la dépravation moderne. En ce sens, l’Ur-fascisme peut être défini comme irrationalisme.
3. Lʼirrationalisme dépend aussi du culte de l’action pour l’action. Lʼaction est belle en soi, on doit donc la mettre en œuvre avant – et sans – la moindre réflexion. Penser est une forme d’émasculation. Ainsi, la culture est suspecte, puisqu’on l’identifie à une attitude critique. … la suspicion envers le monde intellectuel a toujours été un symptôme d’Ur-fascisme. Lʼessentiel de l’engagement des intellectuels fascistes officiels consistait à accuser la culture moderne et lʼintelligentsia d’avoir abandonné les valeurs traditionnelles.
4. Aucune forme de syncrétisme ne peut accepter la critique. L’esprit critique établit des distinctions, et distinguer est un signe de modernité. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Pour l’Ur-fascisme, le désaccord est trahison.
5. Le désaccord est en outre signe de diversité. LʼUr-fascisme croît et cherche le consensus en exploitant et exacerbant la naturelle peur de la différence. Le premier appel d’un mouvement fasciste ou prématurément fasciste est lancé contre les intrus. LʼUr-fasciste est donc raciste par définition.
6. LʼUr-fascisme naît de la frustration individuelle ou sociale. Aussi, l’une des caractéristiques typiques des fascismes … est l’appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantée par la pression de groupes sociaux inférieurs. A notre époque où les anciens « prolétaires » sont en passe de devenir la petite bourgeoisie (et où les « Lumpen » s’auto-excluent de la scène politique), le fascisme puisera son auditoire dans cette nouvelle majorité.
7. Quant à ceux qui n’ont aucune identité sociale, l’Ur-fascisme leur dit qu’ils jouissent d’un unique privilège – le plus commun de tous : être né dans le même pays. La source du nationalisme est là. Par ailleurs, les seuls à pouvoir fournir une identité à la nation étant les ennemis, on trouve à la racine de la psychologie Ur-fasciste l’obsession du complot, si possible international. Les disciples doivent se sentir assiégés. Le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir de l’intérieur. …
8. Les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la force de l’ennemi. … Cependant, les disciples doivent être convaincus de pouvoir vaincre leurs ennemis. Ainsi, par un continuel déplacement de registre rhétorique, les ennemis sont a la fois trop forts et trop faibles. Les fascismes sont condamnés à perdre leurs guerres, parce qu’ils sont dans l’incapacité constitutionnelle d’évaluer objectivement la force de l’ennemi.
9. Pour l’Ur-fascisme, il n’y a pas de lutte pour la vie, mais plutôt une vie pour la lutte. Le pacifisme est alors une collusion avec l’ennemi ; le pacifisme est mauvais car la vie est une guerre permanente. Toutefois, cela comporte un complexe d’Armageddon : puisque les ennemis doivent et peuvent être défaits, il devra y avoir une bataille finale, à la suite de laquelle le mouvement prendra le contrôle du monde. Cette solution finale implique qu’il s’ensuivra une ère de paix, un Age d’or venant contredire le principe de guerre permanente. Aucun leader fasciste n’a jamais réussi à résoudre cette contradiction.
10. Lʼélitisme est un aspect type de l’idéologie réactionnaire, en tant que fondamentalement aristocratique. Dans l’histoire, tous les élitismes aristocratiques et militaristes ont impliqué le mépris pour les faibles. LʼUr-fascisme ne peut éviter de prêcher l’élitisme populaire. Tout citoyen appartient au peuple le meilleur du monde, les membres du parti sont les citoyens les meilleurs, tout citoyen peut (ou devrait) devenir membre du parti. Cependant, il n’est point de patriciens sans plébéiens. Le leader, qui sait que son pouvoir n’a pas été obtenu par délégation mais conquis par la force, sait aussi que sa force est fondée sur la faiblesse des masses, tellement faibles qu’elles méritent et ont besoin d’un Dominateur. Comme le groupe est organisé hiérarchiquement (selon un modèle militaire), chaque leader subordonné méprise ses subalternes, lesquels méprisent à leur tour leurs inférieurs. Tout cela renforce le sentiment d’un élitisme de masse.
11. Dans cette perspective, chacun est éduqué pour devenir un héros. Si dans toute mythologie, le héros est un être exceptionnel, dans l’idéologie Ur-fasciste, le héros est la norme. Un culte de l’héroïsme étroitement lié au culte de la mort : ce n’est pas un hasard si la devise des phalangistes était Viva la muerte. Pour les gens normaux, la mort est désagréable mais il faut l’affronter avec dignité; pour les croyants, c’est une façon douloureuse d’atteindre a un bonheur surnaturel. Le héros Ur-fasciste, lui, aspire à la mort, annoncée comme la plus belle récompense d’une vie héroïque. Le héros Ur-fasciste est impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il lui arrive plus souvent de faire mourir les autres.
12. Puisque la guerre permanente et l’héroïsme sont des jeux difficiles à jouer, l’Urfasciste transfère sa volonté de puissance sur des questions sexuelles. Là est l’origine du machisme (impliquant le mépris pour les femmes et la condamnation intolérante de mœurs sexuelles non conformistes, de la chasteté à l’homosexualité). Puisque le sexe aussi est un jeu difficile à jouer, le héros Urfasciste joue avec les armes, véritables « Ersatz » phalliques: ses jeux guerriers proviennent d’une Invidia Penis permanente.
13. LʼUr-fascisme se fonde sur un populisme qualitatif. Dans une démocratie, les citoyens jouissent de droits individuels, mais l’ensemble des citoyens n’est doté d’un poids politique que du point de vue quantitatif (on suit les décisions de la majorité). Pour l’Ur-fascisme, les individus en tant que tels n’ont pas de droits, et le peuple est conçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la volonté commune. Puisque aucune quantité d’êtres humains ne peut posséder une volonté commune, le Leader se veut leur interprète. Ayant perdu leur pouvoir de délégation, les citoyens n’agissent pas, ils sont seulement appelés, pars pro toto, à jouer le rôle du peuple. Ainsi, le peuple n’est plus qu’une fiction théâtrale. Pour avoir un bon exemple de populisme qualitatif, il n’est plus besoin de Piazza Venezia ou du Stade de Nuremberg. Notre avenir voit se profiler un populisme qualitatif Télé ou Internet, où la réponse émotive d’un groupe sélectionné de citoyens peut être présentée et acceptée comme la Voix du Peuple. En raison de son populisme qualitatif, l’Ur-fascisme doit sʼopposer aux gouvernements parlementaires «putrides». …
14. L’Ur-Fascisme parle la Newspeak. La Newspeak fut inventée par Orwell dans 1984, comme langue officielle de l’Ingsoc, le socialisme anglais, mais des éléments d’Urfascisme sont communs à diverses formes de dictature. Tous les textes scolaires nazis ou fascistes se fondaient sur un lexique pauvre et une syntaxe élémentaire, afin de limiter les instruments de raisonnement complexe et critique. Cela dit, nous devons être prêts à identifier d’autres formes de Newspeak, même lorsqu’elles prennent l’aspect innocent d’un populaire talk-show. »
Umberto Eco ; pour la traduction française : Cinq questions de morale ; Grasset et Fasquelle 2000 ; l’extrait reproduit ici est tiré de Des Mots et Des Choses sur canalbolg