« kénose », accompagnement spirituel et institutions totales – dépouillement, évidement

Avec Etienne Rochat, aumônier au CHUV et à Plein-Soleil, je parle régulièrement de dépouillement comme posture professionnelle dans l’accompagnement spirituel, « kénose » en grec. Ce qui en milieu professionnel est plutôt une simple suspension (phénoménologique) de son savoir professionnel en une situation donnée, prend par contre une dimension existentielle radicale dans une théologie chrétienne :

le dépouillement du Christ l’amenant jusqu’à la croix.

Pierre Gisel définit et discute la « kénose » de la manière suivante[1] :

« Le motif d’une kénose est inscrit dans le christianisme. Il est traditionnellement référé à Philippiens 2,6-11, notamment au verset 6 : ‘il [Jésus-Christ] s’est dépouillé’ ou, plus littéralement, il s’est ‘vidé’ (ekenosên). Commandé par la thématique d’une incarnation conduisant à la croix, ce motif est mobilisé pour dire un évidement de Dieu, un congé donné au Dieu de la métaphysique, ‘naturaliste’ ou ‘onto-théologique’ …, au Dieu tout-puissant qui serait à l’origine de l’étant et qui sanctionnerait tout étant selon une pensée de la totalité ou de la totalisation. Le motif ouvre du coup – c’est la face positive de la même donne – une valorisation du mouvement d’incarnation comme tel, ainsi que, par-delà, du moment de la création, dans sa consistance et sa valeur propre. Au final, le motif de la kénose va alors accompagner, en modernité … un investissement du créé comme lieu de responsabilité humaine, émancipée et émergeant à un monde pluriel. »

A reprendre ; le lien que Pierre Gisel fait avec la question de la totalisation et à partir de là avec celle de la sécularisation, – « l’effacement de la transcendance », tiers ou « inintégrable » (P. Gisel) celle-ci -, nous conduira à questionner les institutions (établissements comme organisations), leurs limites et leurs tendances « totalisantes » innées, « païennes » donc idolâtres cette fois-ci, et le danger réel que l’institution par excellence qu’est l’État prenne le rôle du tiers (Dieu ?), sans kénose en ce cas-là. Nous aurons à rediscuter la place du public particulier dont traite ce site « ethikos.ch », public « inintégrable » comme nul autre. Se pointe déjà la boucle qui se boucle : c’est institution qui handicape, pour ne pas dire exclusion et maltraitance qui sont innées au système (« l’institution totalitaire » d’un Erving Goffman) si celui-ci ne reconnaît pas ce qui la transcende, comme tiers ou « inintégrable », c’est-à-dire ne se dépouille pas lui-même.

Effacement de la transcendance et effacement de l’immanence ; effacement tout court serait indiqué. Sinon l’accompagnement n’est ni chrétien ni spirituel. Kénose qui n’est pas neutralité : c’est l’autre qui prime, même Dieu s’efface. C’est toujours l’autre, même et surtout pour Dieu, jusqu’au point de « payer le prix »[2]. Ainsi, au niveau religieux, le christianisme trouverait sa finalité dans la sécularisation ; Pierre Gisel, citant Gianni Vattimo[3] :

« ‘(La) sécularisation est le mode selon lequel se réalise l’affaiblissement de l’être, c’est-à-dire la kénosis de Dieu’. Elle est du coup non un ‘phénomène d’abandon de la religion’, mais la ‘réalisation […] de sa vocation intime.’ »

Le seul enjeu qui resterait : comment sauvegarder le vide, constitutif du tout, pour que celui-ci ne soit pas total(itaire) ?

Armin Kressmann 2012


[1] Quel effacement de la transcendance dans la société contemporaine ? in : Du religieux, du théologique et du social, Traversées et déplacements ; cerf, Paris 2012, p. 49s

[2] Perde sa « valeur », pour reprendre la distinction kantienne entre « prix » et « valeur ».

[3] p. 55

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