Marc 9,14-29 ; premières notes exégétiques et homilétiques : « L’épilepsie, condition humaine par excellence »

La TOB, traduction œcuménique de la bible, donne à ce passage le titre « Guérison d’un enfant possédé ». Possession ? Comment peut-on aujourd’hui encore parler de possession, d’autant plus que le texte lui-même, datant de presque deux mille ans, est plus différencié ? Aussi, quand on regarde le récit de plus près, on se demande, si possession il y a, qui est possédé ?

Prémisse axiomatique : une « épilepsie rebelle », résistante aux différents traitements possibles, combinée à une aphasie[1], comme tout handicap du point de vue médical, ne se guérit pas. Et pourtant, guérison il y a, d’un autre ordre. Il ne s’agit pas de science. En d’autres termes : il n’est plus admissible de confondre maladie et handicap[2], et la personne handicapée en elle-même est ce qu’elle est ; rien à changer, sauf les conditions de vie qu’on lui impose (c’est ça le handicap, ou, au moins, la partie contextuelle et situationnelle de la définition du handicap, la mise en situation de handicap).

Première conséquence : nous ne pouvons plus lire ce récit de miracle dans une perspective de guérison médicale surnaturelle ; ceci aussi dans une logique moderne qui ne se laisse pas banaliser les phénomènes de miracle par une vision naïve d’une toute-puissance divine suspendant les règles qu’elle a « instaurées » elle-même.

Deuxième conséquence : il se pourrait que les contemporains de Jésus n’étaient pas aussi naïfs et crédules qu’on se l’imagine aujourd’hui et pouvaient entendre les récits tout en voyant épilepsie et aphasie comme « inguérissables ».

Troisième conséquence : pour que le Christ soit le Christ et que notre récit ait la radicalité propre à une christologie à la hauteur du Christ, ne pensons plus que Jésus lui-même ait effacé d’un coup de bâton magique tout handicap (la partie personnelle). Le front polémique de ces récits n’est pas la personne handicapée, mais c’est nous comme lecteurs face à des personnes que nous handicapons, soient-elles épileptiques, aphasiques, trisomiques ou surdouées[3]. Faire des récits de miracle des phénomènes surnaturels permet d’en abuser pour des simples jeux de pouvoirs : celui ou l’institution qui le prétend se réserve ainsi un pouvoir inaccessible à ceux et celles qui ne parviennent pas à « croire », à reconnaître dans ces miracles l’aspect merveilleux surnaturel.

Dans la ligne de ce que j’ai dit sur « Science et spiritualité », ce texte n’a rien à faire avec de la science, tout en reprenant d’une manière détaillée et précise la phénoménologie d’un enfant épileptique et aphasique, ainsi que la détresse morale de son père[4]. Il ne s’agit pas de guérison physique et psychique d’une épilepsie sévère.

Malgré tout, il s’agit d’un miracle et nous devons l’entendre et traduire dans notre pratique, comme d’ailleurs le père le fait :

« Tout est possible à celui qui croit – Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! » (V. 23s)

Qu’est donc le miracle plus grand que la guérison ?

Et c’est maintenant que nous pouvons commencer à lire, avec sérénité et confiance, ce récit de « guérison d’un enfant épileptique ». Le résultat dépasse les églises et s’adresse à la « foule », toute la « génération incrédule », croyants, disciples et églises inclus.

Quelques éléments qui frappent :

v. 9 « il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu » (la transfiguration)

v. 17  « un esprit muet » (« pneuma »)

v. 25 « esprit sourd et muet »

v. 29 « ce genre d’esprit » (« genos »)

v. 19 « génération incrédule » (« genea »)

v. 18 « J’ai dit à tes disciples de le chasser, et ils n’en n’ont pas eu la force. » – L’impuissance (institutionnelle ; les disciples)

Il semble que ce « genre d’esprit » habite toute la « génération incrédule ». Qui est alors possédé ?

Une inclusion : notre récit, – fils et père -, avec le dialogue sur Élie, se trouve entre

  • la descente de la montagne de la transfiguration (« Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! » v. 7) : le secret messianique sur la mort et la résurrection (v. 9.10)
  • et, en Galilée, – donc le quotidien, la vie de tous les jours, avec ses joies et ses peines, ses contradiction -, une autre annonce de la mort et de la résurrection du « Fils de l’homme »

Qui est-il, le « Fils de l’homme », – « qui doit beaucoup souffrir et être méprisé » (v. 12, dans le dialogue sur Élie), « livré aux mains des hommes » (v. 31) -, par rapport au fils du père ?

 « Amenez-le-moi ! » (v. 19).

Ce n’est pas « un enfant possédé », mais « mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! ».

Écoutez celui qui est muet, qui doit souffrir et être méprisé.

La transfiguration, – du père, du fils et de Jésus (voire du Père) -, est le miracle !

Mais c’est un secret ! Rien à voir. C’est le secret de la présence réelle du Christ, le « miracle de la croix » (de ce qui est manifeste, cf. 8,34-38, « Comment il faut suivre Jésus », intitule la TOB ce passage) :

 « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. » (8,34)

« … qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile, la sauvera. » (8,35)

« Je crois », s’écrie le père (9,24)

« L’enfant devint comme mort » (v. 26)

« Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout » (v. 27)

D’ailleurs, qui est debout ?

Ressusciter et donner statut, « miracle de résurrection ».

A creuser et à développer …

« Mind map » de la prédication Marc 9,14-29 du 6.7.12, devant une assemblée de personnes épileptiques et aphasiques pour un bon nombre (Chapelle de l’Institution de Lavigny)

Armin Kressmann 2012


[1] « (l’enfant, sans parole) a un esprit (« pneuma ») muet » ; l’enfant est handicapé. La guérison d’un handicap est autre chose que la guérison d’une maladie : guérison sans guérison.

[2] Même si la médecine parle toujours de « pathologies » pour ce qui, dans la définition du handicap, est la partie personnelle : la déficience, l’incapacité ou la différence ; donc ce qui fait la personne ce qu’elle est. La trisomie, comme exemple, est une « pathologie », mais la personne trisomique, en principe, est une personne en bonne santé. Être homme ou femme n’est pas une pathologie non plus.

[4] Pourquoi le père et non pas la mère ? Parce que c’est simplement factuel, – c’était un père -, ou parce qu’il y a une dimension symbolique : le Père en détresse ?

Print Friendly, PDF & Email

2 réflexions au sujet de « Marc 9,14-29 ; premières notes exégétiques et homilétiques : « L’épilepsie, condition humaine par excellence » »

  1. ça m’interpelle de considérer l’handicapé/le possédé défini ainsi parce qu’il est différent de l’ordre social, de ce qui est institué. Pourtant, cet « ordre social institué » dans lequel nous vivons n’est-il pas le résultat naturel d’humains qui, pour poser et penser, ont besoin de se référer à une « norme » (basée sur la majorité, ou l’observation, ou le plus grand nombre…) ? Est-ce que tu déplores cet ordre institué, ou tu constates seulement, afin de situer ceux qu’on nomme « handicapés » ?

  2. Merci, chère Cécile, pour tes remarques.

    Je dirais :

    – Oui, nous avons besoin de l’ordre (social), de ce qui est « institué », du langage jusqu’à l’État et au-delà, l’Église aussi.
    – Cependant, ce qui est institué n’est pas finalité, mais moyen, règle de jeu à ne pas confondre avec le jeu. L’Église n’est pas la finalité de l’Église, l’État pas celle de l’État, la nation pas celle de la nation (encore moins) et le langage pas celle du langage. Ils sont là pour véhiculer autre chose ; théologiquement on pourrait les appeler « sacramentels ».
    – Véhiculer quoi ? L’Évangile, dirait le théologien que je suis, ce qui pointe le royaume (de Dieu, des cieux). Le ciel est notre patrie.
    – Il y a donc « utopie et uchronie » réelles, à recevoir, travailler et retravailler, questionner et transmettre ; c’est ce qui me meut, en tant que croyant. Un idéal, mais réel, diraient d’autres.
    – Mais elles nous échappent, tout en étant là, déjà, maintenant, ici.
    – Je repends donc l’institution, encore une fois, pour la remettre au service de cette réalité accessible-inaccessible.
    – Tout cela, institution comme préfiguration, misérable, nécessaire, indispensable, merveilleuse, détestable, handicapante.
    – Le handicap, la folie : reprise réelle et quotidienne de ce qui risque de se figer et se confondre avec l’ultime.
    – Donc préfiguration du dépassement de l’institutionnel et ouverture vers le sens ultime (de l’Évangile, du royaume, de la présence réelle de Dieu)
    – Mon handicap, ma folie, eux aussi, et les tiens, et …
    – La force dans la faiblesse
    – Invitation au dépassement du handicap
    – « Tous amentes », devant Dieu, comme j’ai essayé de le dire dans un de mes derniers articles sur ce blog.
    – Mon handicap, pas de handicap, pas assez, trop ?

    Amitiés.

    Armin

    PS La nature ne justifie pas, ni devant Dieu, ni devant Kant

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.