La lutte contre l’abus est devenue abus

Hier j’ai participé à une rencontre intéressante entre collègues protestants actifs dans ce que nous appelons « la solidarité ». Entre autres il était question « d’aide financière directe » : en tant que professionnel, peut-on encore donner de l’argent à quelqu’un, directement, sans passer par les organismes et les instances d’entraide officiels existants dans nos Églises ou les « services sociaux » de l’État ? Les avis étaient partagés, avec nuances dans chaque camp, les pours et les contres.

Je défends avec ferveur cette liberté protestante, protestante dans le premier sens du terme, protestant à travers la générosité contre tout ce qui croit pouvoir tout régler par des procédures, même à l’intérieur de l’Église (où la procédure s’appelle rite, dogmatique et liturgie). Sans être totalement naïf, je prends le risque qu’on profite de moi, qu’on m’instrumentalise. Je me donne le critère, comme l’évoquait un collègue d’ailleurs, de la dignité humaine, de celle de mon interlocuteur et de la mienne, et cela dans la rencontre même.

La dignité humaine ?

Cette part de chaque humain qui échappe à la mainmise et au contrôle d’autrui, ce surplus ou reste quand on croit que plus rien de digne ne reste. C’est ce qui doit être préservé, davantage, ce qui est, toujours, préservé quand plus rien ne semble être préservé. C’est ce que l’impératif catégorique kantien appelle la fin de chaque être humain qui échappe à toute instrumentalisation et qui fait que l’instrumentalisation dont nous sommes naturellement tous exposée, – quand je demande quelque chose à autrui ou quand autrui le fait à mon égard il y a déjà instrumentalisation -, a une limite.

Où est la limite ?

Quand la loi, – les devoirs et les obligations -, n’est plus au service de l’Évangile, c’est-à-dire de l’amour, mais au service de la loi, quand la loi, les procédures, les normes, les règlements et le contrôle deviennent leur propre finalité. Quand tout est devoir et obligation, plus service d’autrui, mais prestation sur base de contrat.

Quand je donne, conscient de l’instrumentalisation à laquelle je suis éventuellement exposé, je ne suis plus instrumentalisé. Quand autrui, celui qui semble m’instrumentaliser, n’a plus d’autres possibilités, objectives ou subjectives, pour tendre vers un semblant de couverture de ses besoins fondamentaux, il n’instrumentalise plus non plus.

Même Dieu, et peut-être surtout lui, se laisse instrumentaliser :

« Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le coupable ? », demanda Abraham à Dieu, et Dieu était sensible à cette remarque (Genèse 18,24).

« Or une femme, souffrant d’hémorragie depuis douze ans, s’approcha par derrière et toucha la frange de son vêtement. Elle se disait : ‘Si j’arrive seulement à toucher son vêtement, je serai sauvée.’ Mais Jésus, se retournant et la voyant, dit : ’Confiance, ma fille ! Ta foi t’a sauvée.’ » (Matthieu 9,20-22)

Combattre tout abus est abus, et il me semble que c’est une nouvelle forme de totalitarisme. Nos institutions en sont menacées, en danger de redevenir « institutions totalitaires » (Erving Goffman).

Armin Kressmann 2012

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3 réflexions au sujet de « La lutte contre l’abus est devenue abus »

  1. Sans compter qu’en faisant de mon visiteur l’objet d’une procédure, c’est moi qui l’instrumentalise… Il devient un « client » au lieu d’être un humain à part entière.

    Je pense par ailleurs que la position de l’Eglise vis à vis de l’Etat influence beaucoup la manière dont les ministres vont comprendre leur rôle. Je viens d’une Eglise séparée de l’Etat (Genève), dans laquelle la liberté de donner relève d’une compréhension strictement ecclésiale… mais est restreinte par les moyens d’une Eglise qui doit s’auto-financer. Cela rend plus facile aussi bien de dire oui que de dire non.

    Dans une Eglise d’Etat, la tentation est plus forte de se voir exclusivement comme l’instrument d’une institution. Il est d’autant plus important de promouvoir cette liberté/responsabilité individuelle!

  2. Allant jusqu’au bout de notre échange, est-ce que cela voudrait dire que « faire de Dieu objet de culte », d’une liturgie (qui est une procédure) serait instrumentalisation ? Et Dieu, « nous instrumentalise-t-il » ? Quelle différence entre service et procédure, « prestation de service » ? Loi et Évangile ? Et la prière ?

    « Seigneur, fais de nous des instruments de paix. » (Prière dite de saint François d’Assise.

  3. Armin, j’aime bien l’approche qui consiste à pousser le raisonnement jusqu’au cas limite, pour en vérifier la solidité! Par exemple vérifier si une anthropologie théologique reste crédible, en la considérant à partir de la réalité d’une personne vivant avec un handicap.

    Je dis donc qu’un quémandeur est réduit à l’état de « client », quand il devient l’objet d’une procédure au lieu de rester un sujet en dialogue avec l’autre sujet que je suis. Le dialogue peut aboutir à un don (en espèces sonnantes et trébuchantes), alors que la procédure aboutira au mieux à une « prestation ».

    Je crois qu’il en va de même avec Dieu dans la liturgie! Il ne saurait être l’objet de la liturgie: il en est le sujet! Et si bien des prières l’instrumentalisent par les mots employés, ce n’est en réalité pas Dieu qui est instrumentalisé: c’est tout au plus l’image qu’en a celui qui prie de cette façon!

    Que Dieu (ou Jésus-Christ) sourient de cette « instrumentalisation » ne signifie pas qu’ils renoncent à nous vouloir comme de vrais interlocuteurs. C’est d’ailleurs sans doute pour cela que Jésus adresse la parole à la femme qui avait touché son vêtement. Elle avait vu en lui un guérisseur puissant mais inatteignable. Il voit en elle un vis-à-vis.

    Il veut faire de nous des « instruments de paix » certes, mais dans l’obéissance joyeuse de celui qui se sait aimé et qui tente d’être lui aussi porteur de cet amour.

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