Carl Friedrich von Weizsäcker – Die Einheit der Natur (L’unité de la nature)

« Suis-je mon médecin ? »

Réflexion sur la cybernétique, la thermodynamique, la mécanique quantique et la médecine à partir du livre de Carl Friedrich von Weizsäcker « Die Einheit der Natur – L’unité de la nature » – Traduction ; Hanser, Munich 1971, p. 320ss

Remarques préliminaires :

– Je traduis « Mensch » par « être humain »
– « Sollwert » … « valeur souhaitée/souhaitable/désirée/assignée »

III, 4. Modèles de ce qui est sain et malade, bien et mal, vrai et faux

Introduction

– L’être humain en tant qu’être vivant (« Lebewesen ») vu comme système régulé ou de régulation
– Ce système s’étant développé par mutation et sélection (darwinisme)
– Weizsäcker parle d’une réflexion sur une anthropologie biologique, une biologie cybernétique et une cybernétique darwinienne

– Le sain (« das Gesunde »), le bien et le vrai, ainsi que leurs notions opposées comme phénomènes

– Un projet pour une stratégie

Traduction partielle des pages 322 à 341

1. La santé

Aussi longtemps que nous sommes sains, nous ne remarquons pas que nous le sommes (que nous sommes sains). La santé appartient à ces phénomènes que, justement, nous ne percevons pas comme phénomènes particuliers, parce que nous y vivons au quotidien. Nous les découvrons par leur absence. Ce n’est que la maladie qui nous fait voir la santé comme santé.

La santé n’est pas le seul phénomène (« das Sein » … étant ?) qui nous échappe parce qu’il est et qui apparaît seulement par son absence. On pourrait dire cela justement de l’Etre. Dans notre réflexion, être bien et être vrai sont justement de ce type de manière d’être.

Même si la santé nous apparaît d’abord comme ce qui nous manque dans la maladie, nous savons « d’une certaine manière » (« irgendwie »), ce que nous sous-entendons par le mot « sain », sans pouvoir le définir. Un œil sain ou une jambe saine sont des organes qui sont aptes à fonctionner (« funktionstüchtig ») … Santé semble être aptitude à fonctionner. Pour pouvoir définir santé, il semble qu’il faut savoir ce qu’est fonction. Chaque fonction d’un organe sert à un ensemble plus vaste : à l’être humain dans son ensemble, ou à l’animal, ou au groupe, la famille ou l’espèce. Que veut dire « servir » ? A quoi sert un organe ? L’œil semble avoir une fin ; il est là pour l’être humain. L’être humain, est- il là pour quelque chose ? Le retour (« Regress ») des finalités se termine-t-il dans une finalité en soi (« Selbstzweck »), et le retour des fonctions se termine-t-il dans un ensemble de fonctions fermé (« einem geschlossenen Funktionsganzen ») ? D’un être humain, nous disons aussi qu’il est sain ou malade. La santé d’un être humain, est-elle aussi son aptitude à fonctionner ? Quelle est la finalité de sa fonction ? Peut-être dans la société ? Peut-on parler de la santé ou de la maladie d’une société ? Une époque morbide, une nation saine, la schizophrénie de la conscience moderne (« Bewusstsein ») – est-ce que ce sont des métaphores ou les énoncés/concepts (« Begriffe ») de santé et de maladie, vont-ils aussi loin ? La médecine tend à identifier santé avec normalité. Mais, la norme qu’est-ce que c’est ? Qui pose la norme?

Nous étudions les réponses que donne le modèle cybernético-darwinien des processus de la vie à ces questions. Je prétends que le modèle donne à ces questions des réponses précises …

Un modèle cybernétique d’un organisme comprend celui-ci comme système de régulation (« Regelsystem »), c’est-à-dire comme un système de circuits de régulation qui s’interpénètrent. Dans un circuit de régulation donné d’un appareil technique, l’être humain fixe une « valeur souhaitée » (« Sollwert ») de l’unité à régler ; le mécanisme de régulation veille à ce que
la valeur réelle/« étant » (« Istwert ») ne diffère pas plus que ce qui est admis comme tolérance. Un système de régulation sous-entend ainsi un système de « valeurs souhaitées/souhaitables/assignées » interdépendantes.

La question à poser à un modèle cybernétique, dans la mesure o`il devrait représenter un être vivant, est comment fixer la « valeur souhaitée » (« den Sollwert »). Le darwinisme donne la réponse : c’est la valeur optimale, dans le sens de lutte pour la survie. La faculté de survie définit la valeur optimale.

La normalité, par laquelle nous pouvons définir la santé, est ce que nous désignons comme la « valeur souhaitée/souhaitable/assignée » (« Sollwert ») du système de régulation donnée dans un organisme (« Die Normalität, durch welche wir die Gesundheit definieren können, ist gerade das, was soeben als der Sollwert des in einem Organismus vorliegenden Regelsystems bezeichnet wurde. »).

Comment est fixée la norme ? Par l’aptitude de survie dans un environnement donné, c’est-à-dire par adaptation à l’environnement. La norme d’un être vivant n’existe pas d’une manière isolée en soi, mais appartient à un environnement et, à l’intérieur de cet environnement, à une « niche écologique ». … La niche écologique dépend de l’occupation d’autres niches … Les normes des différents êtres vivants ne sont donc pas indépendantes les unes des autres. Quand nous fixons toutes les conditions extérieures, toutes les autres normes et tous les facteurs d’occupation d’une niche donnée, nous recevons ce que nous appelons un environnement constant. La santé d’un individu signifie alors l’adaptation optimale à la norme de la vie dans la niche qui définit son espèce dans cet environnement (« Gesundheit eines Individuums heisst dann optimale Angepasstheit an die Norm des Lebens in der seine Art definierenden Nische in dieser Umwelt. »)

2. La maladie

Notre définition de la santé n’a pas encore clarifié ce qu’est la maladie. Ce phénomène maladie que nous connaissons bien … est toute autre chose que l’écart usuel de chaque individu de la norme. Si on voulait définir la correspondance exacte avec la norme comme santé et chaque écart comme maladie, il n’existerait aucun individu en bonne santé (sain). Cela contredirait le sens darwinien du concept de norme qui demande une marge (de jeu ; « Spielraum ») des formes empiriques autour de la norme. … Les écarts usuels ou la distribution autour de la norme saine ne sont justement pas maladie.
Il semble plutôt que les maladies elles-mêmes ont une sorte de norme. Si ce n’était pas le cas, la science de la médecine, qui classifie et reconnaît des maladies et leurs évolutions typiques et qui administre par expérience certains médicaments, ne serait pas possible.

S’il existe une sorte de norme de la maladie, se pose la question de ce qu’elle a de commun et de différent avec cette norme à travers laquelle nous avons défini la santé. La norme de la santé définit un comportement d’un système de régulation selon une valeur souhaitée qui est à son tour caractérisée par l’exigence de l’autoconservation (« Selbsterhaltung »). La maladie apparaît d’abord comme perturbation de ce comportement régulateur, comme défaut de fonctionnement (« Betriebsfehler »). Mais nous n’appelons pas toute perturbation maladie. La perturbation doit, au niveau quantitatif, respecter une valeur moyenne. Quand elle est trop petite, elle n’apparaît pas comme maladie … quand elle est trop grande, elle arrête le processus de régulation ; elle ne s’appelle plus maladie, mais mort. En outre, cette moyenne doit tenir une certaine durée … La maladie doit alors montrer une certaine autoconservation (« Selbsterhaltung ») en tant que maladie. Elle semble exiger elle-même une sorte de système de régulation qui lui permet de se maintenir. Maladie apparaît alors comme un système de régulation parasitaire à l’intérieur d’un système de régulation plus vaste que nous appelons organisme.

Ainsi nous attendons au niveau cybernétique comme conséquence de perturbations mesurées d’un système de régulation complexe des systèmes de régulation parasitaires. Chaque circuit de régulation suffisamment complexe (« kompliziert » ; ne voulait-il pas dire « komplex » ? AK note du traducteur), sous une pression de détournement violente et grandissante de la valeur réelle (« Istwert ») par rapport à la valeur souhaitée, montre des manières de réaction variables. Suffisamment proche de la valeur souhaitée, il (le circuit) règle/ramène (le système) vers la valeur souhaitée (oscillation amortie … asymptotique ; « gedämpfte Schwingung ») … Nous pouvons appeler ceci la zone de tolérance de la santé ; la valeur souhaitée est le point de l’équilibre stable. La limite de cette zone est un point d’équilibre labile. S’il existe en dehors de cette limite une autre valeur qui représente de nouveau un équilibre stable, le circuit de régulation peut se stabiliser autour de cette « valeur souhaitée fausse » … Cette fausse valeur est une maladie provisoirement stable ; elle est la norme d’une maladie. Consécutivement d’autres valeurs de régulation sont perturbées … il en résulte une « évolution de la maladie » qui se termine ou bien par le retour de l’organisme à la santé, à la mort ou à une norme malade qui se stabilise, quelque chose comme « handicap » ou « maladie chronique ».

En résumé : des perturbations non létales d’un système complexe doivent se présenter dans la forme d’un système de régulation parasitaire. Dit autrement : un système d’ordre supérieur ne peut réagir à des perturbations que d’une manière ordonnée, aussi longtemps qu’il peut encore réagir. … Dans ce sens la possibilité de la maladie est une conséquence nécessaire de la possibilité de la santé. On pourrait définir maladie comme fausse santé. La notion « fausse » désigne d’une manière darwinienne un pouvoir réduit de conservation, alors une perte d’adaptation. Dit de manière platonicienne : dans un monde déterminé par l’idée, le mal aussi ne peut prendre forme que selon une idée.

3. Progrès

Les processus du vieillissement montrent des règles bien strictes, une norme … Il existe une régulation du vieillissement et finalement de la mort. Ces processus font partie de la santé, même s’ils se manifestent pour l’individu comme une maladie.

4. Bien et mal

Bien et mal dans le sens restreint de norme de comportement d’individus dans une communauté.

« Socialement sain » désigne un individu dont la norme de comportement contribue à la conservation de la communauté ; plus précisément : dont la norme de comportement est une norme partielle de la norme de comportement de l’ensemble du groupe.

La définition du bien par le bien-être de la communauté caractérise la morale de l’autoconservation du groupe. … Par conséquent, il existe aussi des maladies sociales, c’est-à-dire un comportement social déréglé. Une maladie sociale est l’égoïsme déchaîné de l’individu … ou d’un groupe …

L’étape suprême d’un principe d’une telle morale de conservation est l’impératif catégorique de Kant, qui me demande la généralisation de la maxime de mon agir. … Il demande : veuille des normes possibles ! (« Wolle mögliche Normen ! »). « Possible » signifie ce qui tout à l’heure a été appelé « sain ».

5. Vérité

Traditionnellement vérité est définie par une formule telle : veritas est adaequatio rei et intellectus … Disons à peu près : « Vérité est concordance/adéquation entre chose/objet (« Sache ») et raison/entendement (« Verstand ») » … Ainsi vérité apparaît comme concordance/adéquation entre deux objets du nom de chose et de raison …

Une phrase/un énoncé (« Satz ») est vrai/e quand il/elle concorde avec une phrase/un énoncé vrai/e ; une phrase/un énoncé est vrai/e quand elle/il reflète correctement la situation réelle (« den wirklichen Sachverhalt ») … Nous avons maintenant au lieu d’ « intellectus » « phrase » ou « énoncé », au lieu de « res » « situation réelle », au lieu d’ « adaequatio » « reflet correct ».

Un animal peut se comporter « juste » ou « faux » … « Juste est adaptation du comportement aux circonstances ». Un comportement juste, dans le sens défini auparavant, est un comportement sain. … Le comportement n’est en aucun sens une « image/projection » (« Abbild ») des circonstances (« Umstände »). Il ne correspond pas aux circonstances comme une photographie à l’objet, mais comme une clé à la serrure.

Si la vérité entre en correspondance avec la santé, la fausseté (« Falschheit ») le fait avec la maladie.

Nietzsche appelle la vérité une sorte d’erreur (« Irrtum »), sans laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourrait pas vivre. … Nous renversons : « Erreur est cette vérité sans laquelle un être vivant ne pourrait plus vivre ». Dans notre manière de nous exprimer : erreur est une maladie, c’est-à-dire une mauvaise adaptation (« Fehlanpassung ») qui n’est pas immédiatement mortelle. Mauvaise adaptation est aussi adaptation, l’erreur ainsi une vérité. Il n’existe aucune adaptation parfaite d’un être vivant à son environnement. C’est-à-dire toute vérité de comportement est … encore erreur. Par là, la phrase de Nietzsche donne : vérité est erreur suffisamment adaptée.

L’ensemble du livre « L’unité de la nature »

Carl Friedrich von Weizsäcker regroupe dans son livre « Die Einheit der Natur » des articles, des essais et des études apparus entre 1955 et 1970 sur la science, l’épistémologie, le langage, la physique (classique et quantique ; thermodynamique), la cybernétique et la philosophie. Ce qui réunit ces articles est l’idée de l’unité de la nature. A partir du concept de l’unité des sciences de la nature, il se fixe l’objectif d’une science unifiante fondée sur le questionnement philosophique permanent des différentes sciences particulières.

Pour moi, la juxtaposition des différentes disciplines postule implicitement le défi d’un commun fondement de la matière et de l’esprit. Celui-ci, n’est-il pas déjà inscrit dans la double réalité de la lumière comme particules (photons) et comme ondes ou dans l’équivalence de la matière et de l’énergie (formule classique d’Einstein E=mc2 ; 1er principe de la thermodynamique) ? Par là se dessine, en ce qui concerne notre préoccupation de l’éthique médicale, un dépassement de l’opposition traditionnelle en médecine entre « mécanisme » et « vitalisme ». Ne pourrions-nous pas arriver à une théorie unifiant les avantages des deux courants, la performance technique précise du mécanisme et la vision humaniste d’une médecine holistique ? Certaines « médecins alternatives », ne sont-elle pas inscrites dans la médecine traditionnelle et vice-versa ?

C.F. von Weizsäcker aujourd’hui, trente ans plus tard

Dans un article paru en 2000, C.F. von Weizsäcker reprend avec F.W. Schmahl le rôle que la physique moderne pourrait et devrait jouer pour la médecine (Moderne Physik und Grundfragen der Medizin, Deutsches Ärzteblatt 97, 2000). Les auteurs constatent que les changements radicaux induits par la théorie quantique aux sciences de la nature n’ont pas encore eu les mêmes conséquences dans la médecine. Ils insistent notamment sur le fait que la séparation conséquente entre sujet (observateur) et objet (de l’observation) ne peut plus être totalement maintenue. Ainsi ils remettent en question le dualisme, – fondé sur la distinction cartésienne entre « res extensa » et « res cogitans » -, entre psychisme et somatique.

On pourrait dire que les observations faites il y a plus de trente ans n’ont eu que peu d’effets sur la médecine. Il est intéressant de constater que médecine et biologie ont plus de peine à dépasser le réductionnisme ou mécanisme que des sciences plus « dures » comme la physique où les questions de l’esprit et de la conscience sont plus ouvertement discutées. J’avance comme hypothèse qu’elles se sentent davantage menacées par des courants « alternatifs » et« spiritualistes » et, par conséquent, veulent s’en démarquer et s’établir comme « sciences » aussi rigoureuses que la physique ou la chimie.
Dans l’article d’autres implications de la physique moderne et de la systémique sont peu développées, ce que certains lecteurs médecins reprochent aux auteurs.

Armin Kressmann 2004

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