Communiquer avec le handicap mental – « Retourner la perspective » (Ludwig Wittgenstein)

Dans mon dernier article, Handicap mental – Apprendre une autre langue pour communiquer avec lui, j’ai posé une hypothèse fondamentale :

 « Si nous n’arrivons pas à suspendre tout ce que nous croyons savoir sur le handicap mental dans ses formes multiples, nous n’y comprendrons jamais rien. »

Il faut que je l’approfondisse ; je le fais avec Wittgenstein et son concept de « jeu de langage ».

Au-delà d’un niveau élémentaire d’échanges sur le bien-être et les premières nécessités, et encore, la communication avec des personnes mentalement handicapées devient difficile et se complique avec la gravité de la « déficience intellectuelle » et des « troubles de comportement » (qui sont d’ailleurs déjà des interprétations et peut-être rien d’autre que projection). Notre langage butte, leurs codes ne sont pas forcément nos codes, leurs expressions physiques, verbales et non-verbales, difficiles à interpréter, voire incompréhensibles pour nous, leur pensées inaccessibles, – ne se comprend que ce qui est d’une même langue. Quand échange il y a, l’interprétation reste ambiguë, au point qu’on peut se demander parfois si communication, au fond, a lieu, est plus que confirmation de ce qui est émis, pensé, souhaité et projeté par l’accompagnant. Il se pourrait que celui-ci parle à lui-même, soit à côté de ce qui est vécu par la personne en situation de handicap, davantage, que cette incompréhension, voire mécompréhension soit la source du handicap et provoque des comportements qui, dans les registres de notre langage qui se veut clair et univoque, sont mal interprétés et de nouveau négativement projetés sur la personne handicapée.

Mon hypothèse, et je m’appuie sur Wittgenstein, est la suivante :

de toute façon notre communication, donc notre langage, n’est pas aussi claire et univoque que nous le souhaiterions.

Quand je dis « pomme », mon interlocuteur, que voit-il, qu’est-ce que ce mot provoque chez lui ? A priori autre chose que ce que je pense. Le contexte et les histoires de vie, individuelles et communes, vont contribuer au message, voire le forger.

Être éducateur, accompagnant, compagnon ou coéquipier de personnes mentalement handicapées (ces différentes dénominations du « métier d’éducateur » sont en soi déjà révélatrices) implique donc, nécessite même, un changement de perspective, ce que le mot « éducateur/trice » empêche d’ailleurs.

« Das Vorurteil der Kristallreinheit (der Logik der Sprache, AK) kann nur so beseitigt werden, dass wir unsere ganze Betrachtung drehen. (Man könnte sagen : Die Betrachtung muss gedreht werden, aber um unser eigentliches Bedürfnis als Angelpunkt.) » (Philosophische Untersuchungen ; Suhrkamp, Frankfurt 1967, p. 66,  paragraphe 108.)

« Le préjugé de la pureté de cristal ne peut être écarté que si nous faisons tourner toute notre conception. (On pourrait dire : la conception doit tourner, mais axée sur notre authentique besoin.) » (Gallimard 1961, p. 164)

« The preconception of crystalline purity can only be removed by turning our whole inquiry around. (One might say : the inquiry must be turned around, but on the pivot of our real need.) »

Là où la traduction française met « conception » et la traduction anglaise d’Elizabeth Anscombe « inquiry » (enquête), Wittgenstein écrivait en allemand « Betrachtung », ce que je traduirais plutôt par « perspective, observation, vision, regard ». Il ne s’agirait donc pas seulement de tourner quelque chose dont on resterait extérieur, mais d’un déplacement de l’observateur lui-même, qui se mettrait à la place de ce dont il s’agit réellement, d’inverser la perspective : au lieu de regarder à partir de nos « préjugés dans leurs pureté cristalline », de tourner autour du point d’ancrage de nos besoins (ici les besoins de « comprendre ») et de regarder à partir de ce qui est observé. En l’occurrence, il s’agirait d’une tentative d’entrer dans la perspective de la personne handicapée, donc d’un mouvement clairement empathique (sans connotations affectives, mais dans une disposition qui s’expose à subir ce que subit le résident, passivement et dans ses réactions propres). Et ce serait à partir de là que communication véritable deviendrait possible, dans les codes qui se dégageraient dans cette « vision » maintenant commune.

A partir de la pensée wittgensteinenne sur le « langage », les « mots », les « phrases » et les « signes », telle que je la reçois notamment de ses « Investigations philosophiques », « Philosophische Untersuchungen », j’esquisserai ma vision d’une communication adéquate et dans la mesure du possible symétrique avec des personnes mentalement handicap et tout particulièrement avec « troubles associés », notamment autistiques, psychotiques et polyhandicap.

D’abord quelques extraits des « Philosophischen Untersuchungen » à mon avis importants pour nos propos :

« Wir erkennen, dass, was wir ‚Satz’, ‚Sprache’, nennen, nicht die formale Einheit ist, die ich mir vorstellte, sondern die Familie mehr oder weniger miteinander verwandter Gebilde. » (p. 65, paragraphe 108.)

« Wir stehen mit diesen Überlegungen an dem Ort, wo das Problem steht : Inwiefern ist Logik etwas Sublimes ?

Denn est scheint, dass ihr eine besondere Tiefe – allgemeine Bedeutung – zukomme. Sie liege, so schien es, am Grunde aller Wissenschaft. – Denn die logische Betrachtung erforscht das Wesen aller Dinge. Sie will den Dingen auf den Grund sehen, und soll sich nicht um das So oder So des tatsächlichen Geschehens kümmern. – Sie entspringt nicht einem Interesse für Tatsachen des Naturgeschehens, noch dem Bedürfnis kausale Zusammenhänge zu erfassen. Sondern einsem Streben, das Fundament, oder Wesen, alles Erfahrungmässigen zu verstehen. … Wir woillen etwas verstehen, was schon offen vor unseren Augen liegt. Denn das scheinen wir, in irgendeinem Sinne, nicht zu verstehen.

Augustinus (Conf. XI/14) : … Das, was man weiss, wenn uns niemand fragt, aber nicht mehr weiss, wenn wir es erklären sollen, ist etwas, worauf man sich besinnen muss. (Und offenbar etwas, worauf man sich aus irgendeinem Grunde schwer besinnt.) » (p. 60s, paragraphe 89.)

« ‚Das Wesen ist uns verborgen’ : das ist die Form, die unser Problem nun annimmt. (… ‚Was ist die Sprache ?’ …) » (p. 62, paragraphe 92.)

« Die Tendenz, ein reines Mittelwesen anzunehmen zwischen den Satzzeichen und den Tatsachen. » (p. 62, paragraphe 94.)

« Der besonderen Täuschung, die hier gemeint ist, schliessen sich, von verschidenen Seiten, andere an. Das Denken, die Sprache, erscheint uns nun als das einzigartige Korrelat, Bild, der Welt. Die Begriffe : Satz, Sprache,

Denken, Welt, stehen in einer Reihe hintereinander, jeder dem anderen äquivalent. (Wozu sind diese Wörter nun zu brauchen ? Es fehlt das Sprachspiel, worin sie anzuwenden sind.) » (p. 63, paragraphe 96.)

« ‚Es ist doch kein Spiel, wenn es eine Vagheit in den Regeln gibt.’ – Aber ist es dann kein Spiel ? » (p. 64, paragraphe 100.)

« Eine Vagheit der Logik – woillen wir sagen – kann es nicht geben. Wir leben nun in der Idee : das Ideal ‚müsse’ sich in der Realität finden. » (p. 64, paragraphe 103.)

« Wenn wir glauben, jene Ordnung, das Ideal, in der wirklichen Sprache finden zu müssen, werden wir mit dem unzufrieden, was man im gewöhnlichen Leben ‚Satz’, ‚Wort’, ‚Zeichen’, nennt. » (p. 65, paragraphe 105.)

« Hier ist est schwer, gleichsam den Kopf oben zu behalten, – zu sehen, dass wir bei den Dingen des alltäglichen Denkens bleiben müssen … » (p. 65, paragraphe 106.)

« Wir erkennen, dass, was wir ‚Satz’, ‚Sprache’, nennen, nicht die formelle Einheit ist, die ich mir vorstellte, sondern die Familie mehr oder weniger mit einander verwandter Gebilde. » (p. 65, paragraphe 106.)

« Unsere klaren und einfachen Sprachspiele sind nicht Vorstudien zu einer künftigen Reglementierung der Sprache, – gleichsam erste Annäherungen … Vielmehr stehen die Sprachspiele da als Vergleichsobjekte, die durch Ähnlichkeiten und Unäahnlichkeiten ein Licht in die Verhältnisse unserer Sprache werfen sollen. » (p. 70, paragraphe 130.)

« So eine Reform für bestimmte praktische Zwecke, die Verbesserung unserer Terminologie zur Vermeidung von Missverständnissen im praktischen Gebrauch, ist wohl möglich. Aber das sind nicht die Fälle, mit denen wir es zu tun haben. Die Verwirrungen, die uns beschäftigen, entstehen gleichsam, wenn die Sprache lerrläuft, nicht wenn sie arbeitet. » (p. 70s, paragraphe 132.)

« Die eigentiche Entdeckung ist die, die mich fähig macht, das Philosophieren abzubrechen, wann ich will. – … Es werden Probleme gelöst (Schwierigkeiten beseitigt), nicht ein Problem.

Es gibt nicht eine Methode der Philosophie, wohl aber gibt es Methoden, gleichsam verschiedene Therapien. » (p. 71, paragraphe 133.)

Pour le Wittgenstein des « Investigations » le langage n’a pas cette pureté académique et littéraire telle qu’elle est prônée par les puristes du langage. C’est le langage du quotidien, issu du quotidien et composé de tout ce qui est ou peut être porteur de sens, donc significatif, qui compte, autant pour la communication quotidienne que la philosophie (du langage) elle-même. Penser à partir de ce qui parle et fait parler dans la réalité de la vie de tous les jours, comprendre ce qui est là, est la logique de la communication, et non pas une logique abstraite, un idéal universel qui devrait, c’est cela le « malentendu », se retrouver dans la réalité. C’est dans la logique du quotidien que langage donc communication il y a, et c’est dans ce quotidien que « des problèmes », et non pas « le problème », « des difficultés » sont à résoudre, à travers ce que Wittgenstein appelle des « jeux de langage », jeux verbaux et non-verbaux. Et cette démarche, pour lui, parce qu’elle résout des problèmes et fait surmonter des difficultés, est « thérapeutique », donc sert la vie (quotidienne). Soyons situationnel, circonstanciel, ludique et jouons avec ce qui nous est donné, les « jetons » du jeu sur  le « tapis ou la table de jeu » de la vie.

 « Dans leur acception tardive (à partir des Investigations philosophiques), les jeux de langage de Wittgenstein constituent des notions de première importance pour la réflexion sur les signes dans la mesure où ils recouvrent l’entier des pratiques sémiotiques. Ils sont à concevoir comme les paramètres conceptuels partagés qui permettent le repérage ou la production des signes, ainsi que l’établissement des relations de signification et de représentation.

… les jeux de langage (pratiques sémiotiques – qui, malgré le terme « langage », ne se limitent pas au langage verbal), les coups dans les jeux de langage (actions concrètes accomplies au sein d’un jeu de langage donné et matière première de la réflexion sémiotique) et la grammaire des jeux de langage (architecture conceptuelle qui conditionne l’usage des signes). » (Nicolas Xanthos ; Les jeux de langage chez Wittgenstein, 20.7.11)

Qu’est-ce que cela voudrait dire dans les situations de handicap plus ou moins sévère qui nous occupent et préoccupent ?

–         Partir du principe, comme axiome, qu’autrui nous parle, toujours.

–         Observer en des situations concrètes ce qui se passe, ses propres actions et réactions, ses expressions, verbales et non-verbales, et celles des autres, notamment des personnes handicapées.

–         Se poser la question : y a-t-il des « coups » qui se jouent, dans des circonstances précises, des « jetons » posés dans le jeu qui est le nôtre, des mots, des gestes et d’autres expressions, – cris, défenses, sourires, réactions physiques discrètes ou plus ou moins fortes, déplacements, regards, etc. -, qui pourraient être porteur de sens, donc vouloir signifier quelque chose pour dire quelque chose ?

–         Se rendre compte des codes qui sont offerts et discerner des « familles de formes parentes » (« Familen mehr oder weniger mit einander verwandter Gebilde »).

–         A partir de là développer, en petites unités, groupes ou parties de groupes, sa « grammaire » pour trouver son « langage de communication »

–         Toujours avec l’objectif premier : des problèmes sont à résoudre et des difficultés à surmonter, ni plus, ni moins

En résumé : la communication nous précède, elle n’est pas à construire, mais à recevoir comme telle.

C’est peut-être cela que voulait dire Jean au début du prologue de son évangile :

 « Au commencement était le Verbe. »

Armin Kressmann 2011

 

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