La spiritualité : l’enveloppe de l’enveloppe de l’enveloppe

Spiritualité et spiritualités

Dans une série d’articles j’ai approfondi le modèle bio-psycho-social de l’être humain proposé pour remplacer le modèle bio-médical en médecine par George L. Engel. J’ai montré que s’impose une quatrième dimension, la spirituelle, sous deux formes :

1. justement comme quatrième dimension, ce qui nous mène vers une modèle spirito-bio-psycho-social ou bio-psycho-socio-spirituel,

2. comme méta-réalité, le spirituel englobant les autres aspects et les tenant ensemble. En ce deuxième cas la quatrième dimension serait davantage constituée par le souci religieux de l’être humain, sa quête de rassembler l’ensemble de ses expériences de vie (Emile Benveniste) et de le relier à un ultime.

Par ces considérations j’arrive maintenant à une vision plus globale de la spiritualité, celle d’enveloppe. Ce concept est bien connu en psychologie, sous le terme « enveloppe psychique » ou le « moi-peau » (Didier Anzieu). La construction de l’enveloppe psychique se fait par l’intériorisation de la fonction contenante de la mère ou de la fonction maternelle (« fonction alpha »).

« … la notion d’enveloppe est indissociable de la notion de sa fonction.

On peut considérer la notion d’enveloppe psychique comme une métaphore qui définit une fonction. L’enveloppe psychique n’est pas un objet psychique mais une fonction.

La fonction-enveloppe est une fonction de contenance, qui consiste à contenir et à transformer. La contenance est déjà une transformation, ou a un effet de transformation.

… le troisième modèle (de la psychanalyse) est celui de la contenance.

Ce qui dans l’analyse et chez l’analyste soigne le patient, … c’est la capacité de contenir les émotions, les pensées que le moi trop fragile du patient, trop peu assuré dans son sentiment d’existence, ne peut contenir, ne peut tolérer, ne peut penser. L’analyste héberge et pense les expériences et les pensées que le patient ne peut contenir et penser tout seul. L’espace de l’analyse est un espace qui contient et qui transforme les émotions, les angoisses, les conflits, autrement dit la douleur psychique. Et la douleur est contenue lorsqu’elle est comprise. Contenir une expérience c’est la comprendre.

… la psychanalyse … a été contrainte de s’intéresser aux contenants lorsqu’elle s’est tournée vers les enfants, les états-limites, les psychotiques, les groupes, les familles, car dans ces contextes les structures contenantes ou les fonctions contenantes peuvent être particulièrement défaillantes, souffrantes.

… pathologies de l’enveloppe.

De nombreux comportements peuvent se comprendre comme répondant à la nécessité de se constituer une seconde peau psychique, lorsque l’introjection d’un objet suffisamment contenant a fait défaut. On peut penser, par exemple, aux enfants agités, instables, hyperkinétiques, violents : l’agitation témoigne du défaut de contenant interne et tente de créer un substitut de contenant (les enfants ou les sujets agités ou violents ne vivent pas une absence de peau psychique, mais ont plutôt l’éprouvé d’une ‘peau qui brûle’ – une expression courante parle ‘d’écorché vif’).

Par ailleurs, si Esther Bick peut dire que l’objet contenant optimal est le mamelon-dans-la-bouche, dans l’ensemble du contexte du nourrissage, cela suppose de se représenter le contenant non pas comme un récipient, mais comme un ‘attracteur’, ainsi que le décrit Didier Houzel. L’objet contenant attire la vie pulsionnelle et émotionnelle du bébé. Il rassemble ainsi sa sensualité éparse et crée les conditions de maintien d’une ‘consensualité’, comme dit Meltzer. Didier Houzel considère la fonction contenante comme ‘un processus de stabilisation de mouvances pulsionnelles et émotionnelles qui permet la création de formes psychiques douées de stabilité structurelle’.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’objet contenant est un attracteur des investissements, de l’attention, des éprouvés du bébé et qu’il donne une forme à ces éprouvés. Il n’est pas un récipient dans lequel la psyché de l’enfant expulserait des parties d’elle-même ; il est un objet qui focalise et stabilise les forces psychiques qui l’investissent. Didier Houzel s’inspire de la notion d’attracteur telle que la définit le mathématicien René Thom dans sa Théorie des catastrophes : l’attracteur est une partie stable d’un système dynamique et qui, de ce fait, draine les forces à l’œuvre, tout comme le lit d’un fleuve est un attracteur pour le système d’écoulement des eaux d’une vallée, ou un aimant est un attracteur pour la limaille de fer qu’il oriente, organise, à laquelle il donne une forme. L’objet contenant stabilise les forces qui agitent le psychisme de l’enfant.

On voit donc comment l’enveloppe est une métaphore parmi d’autres, ou qui peut se décliner de différentes manières : enveloppe psychique, peau psychique, objet contenant transformateur, objet attracteur.

Cette intériorisation de la présence d’arrière-plan s’effectue, comme le souligne Geneviève Haag …, essentiellement à travers le regard. »

(Albert Ciccone ; Enveloppe psychique et fonction contenante : modèles et pratiques ; Cahiers de psychologie clinique 2001/2 (no 17), p.81-102)

En situation de handicap sévère avec déficience intellectuelle et difficultés psychiques graves (« double diagnostic », avec une enveloppe psychique fragile), en institution, donc dans le quotidien et en l’absence de la mère, l’entourage doit assumer la fonction contenante. Celle-ci n’est pas intériorisée ou seulement d’une manière partielle et fragmentaire : nous parlons justement « d’écorchés vifs » qui ont besoin d’une écorce de substitution.

Dans mon modèle du bio-psycho-socio-spirituel c’est d’abord le social qui doit exercer la fonction contenante et, en paraphrasant Albert Ciccone, mais sans tout de suite penser à l’aspect psychanalytique thérapeutique :

« … héberger et penser les expériences et les pensées que le résident ne peut contenir et penser tout seul. L’espace institutionnel est un espace qui contient et qui transforme les émotions, les angoisses, les conflits, autrement dit la douleur psychique. Et la douleur est contenue lorsqu’elle est comprise. Contenir une expérience c’est la comprendre. »

On peut donc parler « d’enveloppe institutionnelle »

« Si une théorisation de l’enveloppe psychique dans ‘l’appareil psychique groupal’ (selon les termes de René Kaës) ou ‘appareil psychique du regroupement’, et dans ‘l’appareil psychique familial’ (comme le dénomme André Ruffiot), est en travail, l’application de la notion d’enveloppe psychique ou de moi-peau à l’institution est encore embryonnaire. » (Albert Ciccone)

ou, probablement plus juste, « d’enveloppe communautaire ». Ce ne sont pas les aspects institutionnels, les normes, les règles et les procédures qui enveloppent, mais la présence de personnes qui, comme souligné par Geneviève Haag, portent un regard contenant, donc aussi palliatif, sur ces résidents « écorchés vifs ». Cette tâche est lourde ; elle a besoin d’être enveloppée à son tour. Nous arrivons ainsi à l’enveloppe de l’enveloppe de l’enveloppe : le spirituel.

Quand il n’y a pas symbolisation interne il doit avoir symbolisation externe. L’entourage d’un résident « écorché vif » doit intérioriser la fonction contenante qui lui fait défaut. Elle ne peut pas la chercher chez le résident ; le faisant elle le mettrait encore davantage en détresse. D’où la prendre alors ? En une réalité transcendante qu’est celle de la spiritualité, ou, moins connoté, de la culture de l’institution. Celle-ci doit être développée à partir d’un fondement qui la précède : la fondation, qui, en l’occurrence, est la « fonction alpha ». Une institution qui accompagne des personnes en situation de handicap lourd, en situation extrême, peut-être toute institution, ne peut se fonder sur elle-même. Un acte de fondation, du type communautaire, empathique et d’ordre spirituel doit la précéder, afin que le regard porté sur ceux et celles qu’elle accompagne ne soit pas seulement un devoir formel, mais donne sens[1]. Le sens d’une institution, pour paraphraser Wittgenstein, est hors institution. Il la transcende, que cela plaise ou non à tous ceux qui ne veulent que « bien gérer » l’institution sans s’impliquer « corps et âme ». Le sens d’une institution réside dans sa qualité de communauté et non pas dans sa qualité de management, et encore moins dans sa qualité de management.

Bref, la question de la spiritualité ne se laisse évacuer sans que l’institution perde son sens et les résidents leur chez-eux.

Tout en insistant sur le double aspect des enveloppes, plus qu’Albert Ciccone, d’objets (extérieurs, maternels) et de fonction, je résume leur succession et leur encastrement dans une série de schémas comme suit :

 

 

 

 

 

 

 

Armin Kressmann 2011


[1] Il est révélateur qu’encore aujourd’hui comme autrefois un bon nombre d’institutions sociales sont fondées par les Églises ou les familles elles-mêmes, donc par un mouvement de sollicitude et de compassion. La reprise institutionnelle pose par ailleurs souvent problème.&l

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