11.13 L’accompagnement spirituel II – Quand l’accompagnement faillit : place à la folie

Significations du handicap mental : 11.13 L’accompagnement spirituel II – Quand l’accompagnement faillit : place à la folie

Nous arrivons ainsi à l’accompagnement spirituel comme faisant partie de l’accompagnement socio-éducatif ou socio-médical au même titre que les soins de base, l’alimentation, l’accompagnement psychologique, le travail et les loisirs. Vivre sa spiritualité et si nécessaire y être accompagné font partie des droits fondamentaux de l’individu tels que par exemple Martha Nussbaum les a formulés à travers sa vision des « capabilités ». Au moment où les institutions accueillant des personnes en lieu de vie, donc chez elles, se trouvent au bout de la chaîne des responsabilités déléguées dans une société libérale et un État de droit démocratique qui ne savent plus au nom de quoi ou de qui prendre soin de ces personnes, ces institutions doivent se positionner. Elles ne peuvent plus se référer à une instance subsidiaire ; il n’y en a plus. « Hier steh ich nun und kann nicht anders »[1], le fait d’être là et d’assumer ce qu’aucune autre instance n’a pu assumer, fait appel à une référence, un fondement, une source originaire et une perspective, même si, ou parce que, ce qui est au sein de ce vide ne se laisse pas dé-finir, dis-cerner positivement, au contraire, comme nous l’avons vu. Y croire le fait exister, mais il faut y croire, pour qu’il ex-iste, se mette et se positionne en dehors, en dehors de l’impuissance et de l’échec qu’est devenue la « normalité ». Croire en quoi, en qui ?La question est la réponse, dans le sens de la recherche commune de ce qui ne se laisse pas saisir, par définition. Il est de l’ordre du reste, de ce qui reste quand tout a été dit et défini. Il est transcendant, et ouvre par là l’horizon et la motivation pour une aventure au-delà du connu et du raisonnable, car raisonnable, en notre contexte, n’est que la mort. D’où l’angoisse de mort permanente et quotidienne en  milieu du handicap (mental) lourd. Être là, sans autre affirmation, est manifester la vie, contre la mort, et combattre l’angoisse de la mort.

En paraphrasant Giorgio Agamben en ce qu’il dit d’Israël au temps bibliques et en mettant « institution » et « tout » là où il parle du « peuple » et « d’Israël », je reprends la notion du reste pour dire que tout ce qui est un tout comporte en lui-même un reste qui représente le véritable sens (l’orient-ation) du tout :

« Que faut-il entendre par ‘reste’ ? Il importe que le reste … ne désigne pas simplement une portion numérique du tout ; le reste est plutôt la consistance que le tout prend quand il est mis en rapport direct avec l’eskaton, l’événement messianique ou l’élection. Autrement dit, dans sa relation au salut, le tout (sic, AK) (le peuple) se pose nécessairement comme reste. »

(Ce qui reste d’Auschwitz ; Rivages, Paris 2003, p. 177)

Le reste est la perspective de vie (l’eskaton) au sein d’un tout, – le tout qu’est en l’occurrence l’institution[2] -, toujours menacé de se figer, de rester sur place et de perdre le sens qui était à l’origine de sa fondation et qui lui a permis de s’inscrire dans une pérennité et une histoire (de vie). Toute institution comporte un élément totalitaire, dans le sens de prendre « ce qui est » comme sa finalité (comme sens de son histoire), tendance totalitaire aujourd’hui opérationnel sous la forme subtile qu’est celle de la logique des moyens et des procédures qui définissent les besoins et ce qui est possible (la capabilité). La prise de conscience et la prise en considération de la dimension spirituelle non seulement des individus, mais aussi du collectif (sa « culture »), sont ce qui, au niveau institutionnel, permet de contenir ces tendances totalitaires et d’ouvrir ce qui est, l’horizon du factuel, à de nouvelles perspectives, vers une finalité au-delà des moyens limités, donc à ce qui donne et fait sens. Du « résident au centre », – donc contenu et maîtrisé au milieu d’un groupe de spécialistes qui le « prennent en charge », situation hautement « stable », chaque mouvement (« intervention ») le bousculant et l’exposant à de nouveaux obstacles et de nouvelles résistances -, nous passons ainsi au « résident au-delà » qui nous invite à nous déplacer vers et avec lui, à le suivre, tout en sachant qu’on arrivera jamais à le rejoindre véritablement (ce qui garantit la dynamique de l’ensemble).

En conclusion, chaque résident est ce reste, au-delà de ce qui est commun et défini, contenu et maîtrisé, donc le non-reste. Il entraîne, s’il est suivi, l’ensemble au-delà de l’horizon du factuel et devient ainsi finalité de l’ensemble. Et l’ensemble peut à son tour re-présenter le reste, se rendre compte qu’il est aussi reste et appeler ceux et celles qui restent (sur place, le non-reste), donc la moyenne, la norme, le normal, la société, l’Église, l’institution, le peuple, etc. à se laisser transcender. C’est ainsi que la folie fait sens[3].

Armin Kressmann 2011


[1] Paroles non confirmées que Martin Luther aurait prononcées lors du « Reichstag » à Worms pour défendre la position qui était la sienne. Transmis cependant semble être la référence à la conscience et à Dieu :

„[Da] … mein Gewissen in den Worten Gottes gefangen ist, ich kann und will nichts widerrufen, weil es gefährlich und unmöglich ist, etwas gegen das Gewissen zu tun. Gott helfe mir. Amen.“ (Martin Treu ; Martin Luther in Wittenberg. Ein biografischer Rundgang ; Stiftung Luthergedenkstätten in Sachsen-Anhalt 2006,  p. 49 ; wikipédia 27.4.11)

[2] État, fondation, établissement, organisation

[3] Sinon il faut l’éliminer, et si ce n’est pas possible, celui qui la porte, au moins le neutraliser, et si ce n’est que par la médication.

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2 réflexions au sujet de « 11.13 L’accompagnement spirituel II – Quand l’accompagnement faillit : place à la folie »

  1. En vous lisant, cela fait résonner en moi des références bouddistes liées au zen (puisque je pratique zazen et l’aikido).
    Votre notion de « reste » je l’associe à la notion de « ku » comme dans sudoku, le vide:
    ku soku ze shiki: le vide est la forme et la forme est le vide: shiki soku ze ku: ; dans ce sens ku, le vide est le zen car sans vide il n’y a pas de plein, sans reste il n’y a pas de mise….;
    la question reste: comment percevoir cette réalité autre difficilement accessible et comme vous le dites que l’on arrivera jamais à rejoindre véritablement, garantie de pérénité pour la tension dialectique.
    Je vous rejoins dans une idée qui m’est chère qui est celle de la valorisation de la différence y compris celle liée au handicap; parler du « reste » comme du « ku » c’est mettre en lumière donc de valoriser ce qui ne se voit pas au premier regard, l’essence même de l’être…
    Bien à vous.

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