11.11 Pour une théologie paradoxale : le palliatif ou l’esprit comme 4ème dimension du bio-psycho-social

Significations du handicap mental : 11.11 Pour une théologie paradoxale : le palliatif ou l’esprit comme 4ème dimension du bio-psycho-social

Théologie négative (pallitive ou paradoxale) et handicap (mental)

Par rapport à la réalité du handicap (mental), – mais aussi, comme évoqué, face à ce qu’on appelle la condition humaine en générale -, je défends une vision qui s’approche de la théologie dite « négative »[1]. En l’occurrence, elle est plutôt  palliative et paradoxale[2]. L’absence dont il est question, celle de la divinité, autant de Dieu que de l’homme, le vide que cette absence laisse derrière elle, est lieu de naissance. Elle permet à l’homme de devenir entièrement humain et à assumer sa finitude (la mort étant humanité par excellence[3]). Elle nous protège contre une glorification de ce qui distingue, classe, hiérarchise et ségrègue, donc exclue. Elle nous oblige à prendre la différence (ici vraiment différence, et non pas l’altérité) comme simple réalité dans la diversité dans l’égal (du même), donc comme une réalité donnée et point de départ d’un cheminement commun entre fondamentalement égaux. Même Dieu ne se distingue plus. Prendre soin de l’autre est un devoir à l’égard du même.

Laisser le Dieu divin au ciel et « célébrer » le Dieu humain sur terre, le reconnaître où il se manifeste dans l’humanité et simplement cheminer avec lui, nous mène inévitable vers une théologie de libération. Serait-ce égalitarisme ou communisme ? Non, en tout cas pas au sens politique. Ce qui évite (peut-être) certains dérapages d’une telle vision, notamment politiques, est de ne pas prendre l’homme comme divin non plus. Elle ne veut pas être idéologie ; il s’agit de foi, en des personnes. Le handicap sévère et profond nous remet à notre place, et Dieu à la sienne, dans son mystère.  Il n’y a plus besoin de le justifier ; en Christ frère dans la misère la question de la théodicée est devenue caduque.

En conséquence, ce n’est pas seulement la théologie qu’on devrait appeler « négative », mais aussi l’anthropologie. L’absence de toute qualification positive de l’homme[4] ouvre l’accès à sa vraie humanité :

« Es geht im wesentlichen darum zu zeigen, daß alle positiven Anthropologien, alle Lehren vom Menschen und seinen Verhältnissen, also auch im weiteren Sinne gesellschaftlichen Verhältnissen, die so tun, als könnten sie sich selber abtrennen von dem Prozeß, über den sie Theorien sind, genau in diesem sehr einschneidenden, sehr entscheidenden Punkt mißlingen. Woraus dann folgt, daß, was positiv die Menschen seien, sich eigentlich nur negativ bestimmen läßt, es läßt sich ableiten aus der Verleugnung des Menschlichen, seiner Abwesenheit.[5] »  (Ulrich Sonnemann ; Negative Anthropologie, Spontaneität und Verfügung. Sabotage des Schicksals ; zu Klampen, Frankfurt 1969)

Dieu présent n’étant perceptible qu’à travers Dieu absent ?

Et l’humanité présente et perceptible qu’à travers l’absence de toute qualification positive[6] de ce que c’est, l’humanité ?

La question est posée.

Quelle attitude alors devant l’inhumain ? L’absence d’humanité, l’absence de Dieu ?[7]

Devant la « divinité » de l’homme :

Jésus devant le Sanhédrin : « Mais Jésus gardait le silence. » (Matthieu 26,63)

Devant Ponce Pilate : « Il ne répondit rien. … Il ne lui répondit sur aucun point. » (Matthieu 27,12 et 14)

« Brutalisé, il s’humilie ;

il n’ouvre pas la bouche,

comme un agneau traîné à l’abattoir,

comme une brebis devant ceux qui la tonde :

elle est muette ; lui n’ouvre pas la bouche. » (Esaïe 53,7)

Et devant la divinité de Dieu :

« Job répondit alors au Seigneur et dit :

‘Je ne fais pas le poids, que te répliquerais-je ?

Je mets la main sur ma bouche.

J’ai parlé une fois, je ne répondrai plus,

deux fois, je n’ajouterai rien.’ » (Job 40,3-5)

« Et après le feu le bruit d’un silence ténu.

Alors, en l’entendant, Elie se voila le visage avec son manteau … »

(1 Roi 19,12.13) et la TOB qui ajoute :

« Aucune créature ne peut voir Dieu face à face. » (note v)

Le tombeau vide de la résurrection, l’absence de l’Ascension, la misère de Noël, le message biblique proprement judéo-chrétien n’est-il pas constitué par tous ces récits qui disent Dieu et parlent de lui à travers son absence, et son silence ?

« Il en est du Royaume ‘comme d’un homme qui, partant en voyage, appelle ses serviteurs et leurs confie ses biens.’ (Matthieu 25,14-30 ; 24,45-51 et Luc 12,35-48 ; 19,12-27)

L’existence chrétienne se déroule sous le signe de l’abscondité, d’une certaine absence de Dieu. Le maître est parti … Le maître n’est pas caché quelque part dans la maison … Il est parti, pour longtemps. Peut-être même, qui sait ? ne reviendra-t-il plus. Ne serait-il pas déjà mort ? » (François Varone ; Ce Dieu absent qui fait problème ; cerf, Paris 1994, p. 140)

C’est ainsi que peut naître l’homme dans la grandeur de son humanité, au creux du vide laissé par le retrait de Dieu. L’humilité de ce dernier signifie aussi la mort de tout ce que l’homme pourrait prendre comme divin chez lui-même. Ceci est peut-être la victoire de la vie sur la mort. Que l’homme ressuscite, mais l’homme, l’humain dans sa fragilité et sa vulnérabilité ! Ce n’est donc pas parce que Dieu soit mort que l’homme peut devenir et être grand, au contraire ; il l’est quand il meurt à lui-même, dans sa folie de grandeur divine, tel que Dieu lui-même l’a fait. Que l’homme soit humain, c’est ça le projet de vie de Dieu.

Les droits de l’homme comme projet divin, – pas seulement en plein accord avec le message chrétien, mais fondamentalement défendus par lui, par le retrait choisi et volontaire du divin, ayant subi la condition humaine et en l’assumant toujours -, institue l’humain en tant que tel :

« La conception des droits de l’homme, écrit Hannah Arendt, fondé sur le présupposé de l’existence d’un être humain comme tel, fut battue en brèche aussitôt que ses promoteurs se trouvèrent confrontés pour la première fois à des hommes qui avaient perdu toute qualité et relation spécifique – hormis le simple fait d’êtres humains. » (The origins of totalitarism ; cité par Giorgio Agamben ; Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue ; Seuil, Paris 1997, p. 137)

Retrait, creux, vide, dépouillement, renoncement, suspension, humilité, abîme, abscondité, absence : au fond, toutes ces métaphores ne visent pas le néant, mais une présence autre, une enveloppe possible, un cadre lointain, des traces, la mémoire, voire une présence intérieure, une histoire de vie aussi, et par là la liberté dans la sécurité d’un mystère qui invite à continuer, créer, s’épanouir, persévérer, s’investir, croire, ne pas forcément croire en Dieu, mais en cet humain en qui Dieu croit en se retirant. Les bandelettes et le suaire du tombeau vide témoigneraient ainsi de cet aspect palliatif, « pallium » couverture qui permet à l’homme de ne pas se retrouver entièrement nu dans sa nudité humaine et le protège contre cette menace obscène de se voir exposé aux regards et aux atteintes d’un environnement menaçant et parfois hostile. Il y a donc présence spirituelle, esprit, si ce n’est pas Esprit, quatrième dimension, transcendante, enveloppe de l’enveloppe de l’enveloppe, celle qui entoure les trois autres, la sociale, la psychique et la physique.

« A ceci vous reconnaissez l’Esprit de Dieu :

tout esprit qui confesse Jésus Christ

venu dans la chair

est Dieu » (1 Jean 4,2 ; mise en évidence par moi-même)

l’(E)esprit étant la 4ème dimension dans un modèle bio-psycho-social, l’esprit minuscule la 4ème dimension dans le modèle proprement dit[8], l’Esprit majuscule ce qui tient ensemble l’ensemble et le transcende.

Et la réponse humaine adéquate à ce Dieu dont la divinité absolue est suspendue par le fait de son renoncement et son dépouillement dans l’humanité de l’homme ?

Saisir le bruit du silence ténu !

Armin Kressmann 2011


[1] « Négative » dans le sens d’une impossibilité d’attribuer à Dieu des caractéristiques « humaines » comme la bonté ou la sagesse.

« Die Begriffe « positiv » und « negativ » sind dabei nicht in einem wertenden Sinn gemeint. Als « positiv » gelten alle Aussagen, mit denen das Wesen Gottes bestimmt werden soll, indem festgestellt wird, was er ist » (Wikipedia ; Negative Theologie, 26.4.11)

En ce qui me concerne, je n’hésite en revanche pas de parler « positivement » de Dieu, notamment de sa miséricorde, de sa compassion et de son amour (la bible mettant cette équivalence entre Dieu et l’amour ; 1 Jean 4,8). L’absence et le vide que je mets en avant sont des modalités « choisies » par Dieu lui-même, son retrait pour révéler, dans l’humanité, sa divinité qu’est en l’occurrence sa pleine humanité.

[2] Le paradoxe étant une caractéristique de la théologie dite « négative ».

[3]

« Die Sterblichen sind jene, die den Tod erfahren können » ; « mortels sont ceux qui font (ou : peuvent faire) l’expérience de la mort (en tant que mort) », ce qui, pour Martin Heidegger (Unterwegs zur Sprache ; Pfullingen 1967, p. 215 ; cité par Giorgio Agamben ; Die Sprache und der Tod ; suhrkamp, Frankfurt 2007, p. 11), est, avec le langage, le propre de l’humain.

[4] Ce qui pour moi ne veut pas dire renoncer à ces qualifications en soi, – au contraire, nous en avons besoins pour répondre à aux besoins des êtres humains, cf. les « capabilités » d’Amarty Sen et de Martha Nussbaum notamment, mais tout ce qui traite des besoins humains (Maslow, Rawls, Fröhlich, Rosenberg. etc.) -, mais ne pas les utiliser pour définir, postuler, poser l’humanité et la personnalité de l’être humain.

[5] Comme d’ailleurs beaucoup de concepts positifs comme la santé ou les besoins, voire les droits, ne sont accessibles qu’à travers des manques et des absences.

[6] Encore une fois, sans jugement de valeur ; « positif » par le simple fait de qualifier ce que c’est l’humain, et « négatif » s’en abstenir.

[7] Se dégage en quelque sorte une vision qui voit l’humain grâce à la présence de Dieu, ou plutôt du regard que celui-ci, en Jésus Christ, porte sur l’humain et tout particulièrement l’humain blessé et fragile. Miséricorde et sollicitude y jouent un rôle primordial. Je m’approche ici de Lévinas et Ricœur.

[8] Ce que j’appelle finalement le religieux.

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