Significations du handicap mental 5 – Il s’agit quand même de « logique »

Significations du handicap mental : 5 Il s’agit quand même de « logique »

Le phénomène dont il s’agit est le handicap. Mon site Internet est par conséquent  une petite « handicapologique » et veut l’être dans un sens phénoménologique du terme :

c’est le handicap qui devrait nous parler et nous dire ce qu’il est.

Cependant, cette entreprise est contradictoire en soi, notamment pour le handicap mental qui ne parle pas dans les catégories logiques qui sont habituellement les nôtres. Phénomène, certes, il n’est pas forcément phénoméno-logique, si logique veut dire logique scientifique académique reconnue comme telle. Je me trouve donc en situation de handicap voulant faire parler le handicap, au-delà du simple témoignage ; paradoxe, me retrouvant handicapé, ce fait pourrait me légitimer pour en parler de nouveau. Et, j’en suis convaincu, ethikos.ch, par rapport au phénomène handicap (mental) et au niveau de ses significations, dit ce qui est à dire, sans vouloir tout dire ; le fond est touché.

Je ne veux pas faire une « handicapologie scientifique »[1] qui chercherait à cerner et comprendre le handicap mental à distance, voudrait donc tout dire, la somme de ce qui est à dire par rapport au handicap, plus savoir que connaissance, mais m’approcher de ce phénomène qu’on appelle « handicap », ce qui est identique à la volonté de faire un pas vers la personne handicapée, pour recevoir et découvrir, dans la rencontre qui se veut con-naissance, ce qui apparaît et se manifeste dans cette ex-périence[2]. Ce n’est que dans la ren-contre, qu’il y a « phénomène », manifestation (logique) du handicap, logique handicapée, donc à la hauteur du phénomène. C’est l’observation qui fait ce que nous appelons handicap, c’est le regard de l’observateur et l’observateur lui-même en étant ob-stacle qui handicapent ; phénomène handicap il n’y qu’au moment où un regard est porté sur la personne (qui est ce qu’elle est et handicapée seulement au moment de l’observation), c’est le regard qui fait, provoque, produit le handicap. Dans notre contexte, c’est la science qui fait le handicap, le regard scientifique produit le handicap, comme c’est le médecin qui rend malade.

Le « pas vers », la ren-contre, est déjà un problème en soi, – et peut-être le problème du problème, donc problématisation du problème handicap, seule démarche possible pour recevoir les questions qu’il nous adresse, en vue de réponses éventuelles, soient-elles scientifiques ou non. Il provoque des réactions fortes, autant du côté de l’observateur qui ne peut plus rester observateur, mais est spontanément impliqué dans la rencontre parce qu’il va à l’encontre de quelqu’un qui « ne respecte pas les règles d’objet ou de sujet scientifiquement étudié » quand on s’approche de lui, que du côté de celui ou celle qui est rencontré, déconcerté par cette rencontre. Etre obstacle l’un pour l’autre sans posséder les codes, – les « significations », titre de mon travail -, pour amorcer les résistances et réactions parfois fortes, le handicap mental a cette spécificité que ce qui fait obstacle n’est pas environnement tel qu’entendu en général, mais l’autre, peut-être et probablement en tant que moi, en moi et dans l’autre. Si l’autre était autre, je le supporterais probablement[3], mais si c’est moi dans une altérité insupportable, je suis envahi par des émotions et des sentiments qui sortent du cadre scientifique, tout en faisant ce qui est scientifiquement réellement intéressant. Avec le handicap mental, si on ne connaît pas ses codes, – les connaître vraiment est peut-être une impossibilité fondamentale, structurale, celle que nous appelons altérité[4], qui est plus que différence, et les connaître vraiment est peut-être entrer dans la folie -, il est difficile de découvrir ce même qui nous permettrait d’entrer en relation et compréhension « scientifique ». Et si on les connaissait et les appliquait vraiment, on ne serait plus dans la science, l’objet même de la recherche disparaîtrait. La personne handicapée comprise dans une rencontre de compréhension mutuelle n’est plus handicapée et ne peut par conséquent plus être étudiée comme telle.

La connaissance, et même le savoir de l’accompagnant[5] adéquat échappe à la science académique comme échappe la connaissance de l’enseignant aux sciences de l’éducation[6].

Philippe Perrenoud parle de

« la difficulté de rendre compte du fonctionnement cognitif des professionnels, d’identifier les savoirs qu’ils mobilisent ou construisent dans l’action ou encore de décrire le  » savoir-analyser  » … qu’ils mettent en œuvre. »

Dans ce sens, mon travail n’est pas logique ; il n’est pas « scientifique », et, postulat, c’est ce qui le fait scientifique en le domaine qui est le nôtre, le handicap mental sévère. Il est logique parce qu’il tente d’apprivoiser cette logique qui échappe à la logique de l’analyse scientifique. En formulant dans ce qu’il observe une logique scientifique, il ne trahit pas seulement ce qu’il décrit (décrie ?), mais il le perd.

Sur ce dont on ne peut parler, faut-il alors garder le silence ?

Armin Kressmann 2011


[1] Ensemble des connaissances du handicap et/ou étude du handicap.

 « (Le) néologisme … (handicapologie) l’ensemble des connaissances utiles à l’identification des besoins des personnes handicapées et la mise en œuvre des moyens de leur participation sociale » (Claude Hamonet et Marie de Jouvencel ; Handicap : des mots pour le dire, des idées pour agir ; Connaissances et savoir, Paris 2005, p. 84

[2] Etymologiquement « ce qui sort lors de la traversée » (Dictionnaire des racines des langues européennes ; Larousse, Paris 1949)

[3] C’est ce qui me fait dire que Dieu est peut-être plus simple à « comprendre » et que l’altérité de Dieu n’est pas aussi insupportable que celle du handicap sévère et lourd, parce que l’altérité divine fait « partie du jeu », en tant que divinité de Dieu elle est évidence et devient banale. Par contre, son humanité devient en conséquence scandale.

[4] Sur la distinction entre différence et altérité cf. Jacques-Henri Stiker ; science est toujours du côté de la mêmeté, donc apte à travailler la différence. L’altérite par contre, tout en étant accessible à l’expérience, en conséquence aussi au logos et une logique propre, échappe à la compréhension scientifique.

[5] Le mot le dit : partage de pain, donc partage d’expérience.

[6] Je renvoie aux travaux de G. Hugonie, M. Tardif, M.-C. Blatter, etc. qui insistent sur la faible reconnaissance scientifique du savoir des enseignants ; cf. p.ex. « Pourquoi les recherches didactiques ne modifient-elles guère les pratiques scolaires ». J’observe un mécanisme semblable pour l’accompagnement (spirituel) des personnes mentalement handicapées. Beaucoup plus pertinents que les recherches universitaires, en tout cas francophones, pour les travailleurs sur le terrain sont les praticiens formateurs ou cliniciens eux-mêmes actifs sur le même terrain. L’abstraction académique semble ici être coupée des questions qui se posent dans le travail de tous les jours. Le livre collectif édité sous la direction Régine Scelles, « Handicap : l’éthique dans les pratiques cliniques » en est révélateur. Des cliniciens envoient des questions brûlantes, comme celle de la « diffraction éthique » p. ex. (G. Saulus), au monde académique, sans écho notable du côté de nos universités. La réalité me semble différente dans le monde anglo-saxon, plus orienté vers un pragmatisme et une éthique utilitariste où l’opérationnalité joue un rôle plus important.

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