Significations du handicap mental 1 – Le sujet

Significations du handicap mental : 1 Le sujet

« La première apparition du nouveau, c’est l’effroi. » (Heiner Müller)

« … aucune éthique ne peut se permettre de laisser hors de soi une part de l’humain, si ingrate soit-elle, si pénible à regarder. » (Giorgio Agamben)

« La série est toujours une série d’exceptions » (Slavoj Zizek suite à Jacques Lacan)

Mon travail traite la condition humaine, sous l’aspect du handicap : ce que je suis se confronte à un ob-stacle, une réalité, souvent institutionnelle, posée devant moi et que je ne peux pas surmonter seul. L’obstacle, s’il est normatif, est posé arbitrairement. Une fonction sociale, assumée par une multitude d’institutions, définit de quel côté de la norme je me retrouve, dedans, dans la normalité, ou dehors, hors norme, donc anormal. Cette fonction d’inclusion ou d’exclusion est traditionnellement celle du prêtre.

Une caractéristique fondamentale des personnes en situation de handicap, – mais, de nouveau, faisant partie de la condition humaine et en conséquence valable pour tous et angoissant nombreuses personnes -, n’est pas seulement le fait de se retrouver souvent du « mauvais côté », mais aussi d’être constamment « entre deux, sur le seuil », en situation de liminalité (Van Gennep), ni d’un côté ni de l’autre, ni dedans ni dehors. Cette réalité s’est renforcée avec la séparation grandissante des différentes sphères de l’existence humaines. Ce qui se passe entre les diverses dualités prend de plus en plus d’importance et de signification, « l’entre » symbolique et social d’un Martin Buber ; l’Internet avec ses réseaux dits « sociaux » en est aujourd’hui une métaphore. Nous sommes dans le spirituel et la spiritualité, religieux ou non.

Le « limen », le seuil, n’est donc pas seulement une limite, mais, comme chaque frontière, un lieu, un espace : espace intermédiaire (Donald Winnicott), espace de jeu (Peter Brook), Église, narthex, nef et chœur.

Le changement fondamental de vision de la réalité du handicap dans sa dimension humaine universelle, et originalité de mon travail, est de ne plus voir d’un côté de la limite ou du seuil vers l’autre, au-delà, les uns vers les autres, avec tout ce que cela implique d’exclusions, de discriminations et de stigmatisations, mais d’assumer ensemble dans nos diversités multiples la place dans l’espace de jeu qui nous est commun à tous, de l’habiter et de « jouer ensemble ». C’est ce que Paul Ricœur me semble-t-il exprime à travers la « visée éthique » :

« la visée de la ‘vie bonne’ avec et pour autrui dans des institutions justes »,

les institutions, quelles qu’elles soient, comme espaces de jeu où compte en premier lieu le fait de jouer ensemble et non pas le résultat du jeu. Se dessine une éthique dialogale en valorisant, au lieu du pure procéduralisme, d’avantage le relationnel, « au commencement est la relation » (Martin Buber) et le côté ludique, ou spirituel, du vivre ensemble. En conséquence, le regard sur la différence se portera moins sur les différences entre les personnes, mais davantage sur les différentiations des lieux, donc des espaces, communautés ou institutions, que nous sommes censés habiter ensemble, avec nos différences, qui, elles, seraient les fondements des différents rôles à prendre dans les différents jeux qui sont les nôtres. Différence deviendrait « capabilité » et « capabilités », et simple émancipation deviendrait miracle.

Le sacerdoce universel est la réponse théologique à ce changement radical. C’est ainsi que je lis les récits de miracle : guérison sans guérison, nous habiliter les uns les autres comme joueurs et partenaires dans la diversité des différents jeux que sont les jeux humains (« Jeux de langage », Wittgenstein). Eloge de la caresse ! (Emmanuel Lévinas)

En somme, je considère le handicap, dans son sens étroit et son sens large, pierre de touche du vivre ensemble. Mon travail comporte ainsi une dimension politique. Une théologie de libération comme la mienne implique une révision profonde de l’aumônerie dans les institutions sociales. La question qui se pose, toujours et encore, est celle du rapport de l’Église au monde, exprimé en l’occurrence à travers le handicap, et plus particulièrement le handicap mental : est-ce que l’Église fait de la normalité ou de l’anormalité le centre de ses préoccupations ? La figure du « fou de Gérasa » en est un paradigme.

Armin Kressmann 2011

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