La finalité de l’accompagnement spirituel : suis-je quelqu’un même quand je ne suis personne ?

L’image que nous avons et que nous nous faisons de l’autre détermine la perception qu’il a de lui-même. Dans l’autre sens, le regard que porte autrui sur nous, nous marque et agit sur l’image que nous avons de nous-même. Axel Honneth parle de « Lutte pour la reconnaissance ».

Chacune des quatre dimensions telles que je les ai développées participe à la constitution et à la construction de la vision que nous avons de nous-même, de la confiance de soi, du respect de soi et de l’estime de soi, pour parler avec Honneth. Et pour chacune des quatre dimensions, j’attribue cet aspect-là de la personne humaine à ce qu’on pourrait appeler son être spirituel[1] : les « répercussions spirituelles » de  ce qui se passe au niveau de mon intégrité physique et psychique, de l’interaction avec les autres, de ma place dans la société et de la perception que j’ai de celle-ci, ainsi que de ce que je pense et que je crois de moi-même au-delà et indépendamment du pur physique, psychique et social.

Cependant, suis-je encore quelqu’un quand mon corps me lâche, quand je me déprécie et quand je me sens inutile et superflu ?

C’est ici que la finalité de l’accompagnement spirituel se révèle.

Que faire quand la spiritualité d’une personne accompagnée aggrave sa situation de détresse et l’enfonce dans une impasse, lui donne mauvaise conscience, provoque de la culpabilité ?

Le regard « neutre » d’un accompagnant qui ne se positionne pas n’aide pas quand la spiritualité de son vis-à-vis nuit à sa propre santé spirituelle.

Le spirituel étant la part des différentes approches professionnelles qui commence là où est suspendu le professionnalisme technique propre à chaque métier, nous devons chercher ce qui nous fait sortir d’un blocage binaire possible où on ne se comprend pas, où on a un référentiel différent, des systèmes de valeurs peut-être incompatibles, de l’effet miroir, d’une relation purement duale, et dynamiser le triangle « pédagogique », surtout quand une spiritualité fait mal. Nous devons introduire un tiers[2] qui nous invite à nous positionner, accompagnant et accompagné.

Mais le tiers, est-il l’objectif à atteindre dans l’accompagnement spirituel ?

Tel que cherché dans approche ignatienne par exemple, qui parle « Tria-logue » ?

«chercher et trouver Dieu en toutes choses» ? …

Dieu, l’absolu, l’ultime est-il l’objectif ? Comment attendre de l’autre qu’il ait le même Dieu que moi ?

L’outil de l’aumônier (judéo-)chrétien est la bible pour faire surgir par le « tria-logue », la dynamique au sein du triangle éducatif ou d’accompagnement une parole vivante et vivifiante : « év-angile », message qui fait du bien, « bonne » nouvelle en une situation imprégnée de « mauvaises » nouvelles.

L’évangile que pointe-t-il ?

Non pas Dieu, mais le règne de Dieu :

«  Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait : ‘Le temps est accompli, et le règne de Dieu s’est approchée : convertissez-vous et croyez à l’Évangile.’ » (Évangile selon Marc, chapitre premier, versets 14 et 15)

Dieu comme objectif est une spiritualisation du spirituel là où le spirituel, en tant que règne réel et actuel, se veut concret et présent, sensible et tangible :

« ‘Quand donc vient le règne de Dieu ?’ Il (Jésus) … répondit : ‘Le règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable. On ne dira pas : ‘Le voici’ ou ‘Le voilà’. En effet, le règne de Dieu est parmi vous. » (Évangile selon Luc, chapitre 17, versets 20-21)

La finalité de l’accompagnement spirituel, dans la vision chrétienne, est la perception d’un règne, que le chrétien appelle  » de Dieu », dans la vie concrète de celui qui est accompagné, au-delà de ce qu’il vit au premier degré au niveau physique, psychique ou social, mais dans sa vie physique, psychique et social.

« Dieu en toute chose » ?

Je dirais : « Toi en toute chose »,

quelqu’un là où on croit ne voir plus personne,

« où tu penses toi que ta vie n’a plus de sens, qu’elle est indigne, que tu es inutile, superflu, un fardeau et une charge « …

« Et je te le dis dans mon référentiel, en tant que professionnel de ce courant que s’appelle chrétien, sans que j’exige de toi d’y adhérer, notamment avec ce texte fondamental, anthropologiquement fondamental, qu’est le Magnificat » :

« Alors Marie dit : ‘Mon âme exalte le Seigneur  et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur,  parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. Oui, désormais, toutes les générations me proclameront bienheureuse,  parce que le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son Nom.  Sa bonté s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent.  Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ;  il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ;  les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides.  Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa bonté,  comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours.’ » (Évangile selon Luc, chapitre premier, versets 46-55 dans la trdauction TOB)

… dont Leonhard Ragaz dit :

« Das Magnificat der Maria verkündet … die Art des neuen Herrschers, welcher die bisher Mächtigen und Grossen vom Throne stürzt und die Schwachen und Kleinen erhebt. … Die Krippe in Bethlehem in ihrem Gegensatz zum Kaiserpalast in Rom erläutert das Herabsteigen der Freundlichkeit Gottes in die letzten Tiefen der Menschenwelt, und die Erscheinung der Hirten die Volkstümlichkeit des Evangeliums, die Verlegenheit des Herodes auf der einen und die der Schriftgelehrten auf der anderen Seite, das urtypische Verhalten von Politik und Religion, Staat und Kirche zur Sache Christi und des Reiches Gottes, während die Weisheit, Macht und Ehre der Welt in der Gestalt der ‚Weisen aus dem Morgenlande’ sich vor dem Kinde verneigt.“ (Leonhard Ragaz ; Die Bibel, Eine Deutung ; Diana Verlag, Zürich 1949, vol. 5, Jesus, p. 15s)

… dans la communauté, – ce qui ne veut pas dire église, mais ne l’exclue pas non plus -, de ceux qui reçoivent ce message et mettent leurs efforts en œuvre pour réaliser ce qu’il annonce.

« Das Ziel des Reiches Gottes ist, dass die Welt Gemeinde werde. Jede menschliche Gemeinschaft müsste Gemeinde sein …“ (Leonhard Ragaz ; Die Botschaft vom Reiche Gottes ; Lang, Bern 1942, p. 251)

Voici l’autre aspect de l’accompagnement spirituel, sa dimension « communauté », un travail sur le lien de l’un avec l’autre, même en milieu hospitalier, l’empathie, la solidarité, la compassion, finalité qui pour l’aumônerie en institution socio-médicale et socio-éducative est l’aspect collectif de son travail, une interpellation constante aussi de l’organisation socio-éducative ou socio-médicale qui se veut en général davantage institution que communauté.

« Die Gemeinde ist die Gemeinschaft derer, welche … das Reich Gottes auf sich nehmen, im Glauben seine Verheissung empfangen und im Gehorsam für seine Forderung einstehen.“ (p. 245)

Nous parlons d’amour ! Nous parlons de communauté et de communion dans une « tragédie partagée » (Otfried Höffe), celle de la vie qui vacille, mais garde toute sa dignité.

Je reviens finalement à Slavoj Zizek, qui mène le message chrétien sur le point et nous interpelle, nous qui nous disons chrétiens, lui, psychanalyste et marxiste, en disant :

« … d’’aimer’ notre prochain non tant dans sa dimension imaginaire (comme notre semblant, l’image au miroir, au nom de l’idée du Bien que nous lui imposons – car en l’aidant ‘pour son bien’, c’est en fait notre idée de ce qui est bien pour lui que nous suivons) ; non tant dans sa dimension symbolique (le sujet abstrait et symbolique des Droits) ; mais comme l’Autre dans l’abîme même de son Réel, l’Autre dans sa dimension de partenaire à proprement parler inhumain, ‘irrationnel’, radicalement méchant même, capricieux, révoltant ou dégoûtant … bref, par-delà le Bien … » (Fragile absolu, Pourquoi l’héritage chrétien mérite d’être défendu ? Flammarion, Paris 2008, p. 163)

Armin Kressmann 2010

La finalité de l’accompagnement spirituel dans la problématique ecclésiale actuelle


[1] STIV-AR, sens, transcendance, identité, valeurs – appartenance et reconnaissance, communication personnelle d’Anne-Marie Fatzer

[2] D’où le nouvelle problématique qui nous arrive avec les nouvelles générations de jeunes pour lesquels le rapport d’égal à égal est la base d’une relation réussie ou non ; « t’es con ou copain » ; cf. notamment les travaux de Jean-Paul Gaillard sur les mutants (Enfants et adolescents en mutation ; esf 2009).

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