Handicap lourd, situations extrêmes

Les situations extrêmes, – et avec le handicap lourd elles font irruption dans l’intimité de la famille -, font éclater, comme le mot le dit[1], le vivre ensemble, les systèmes des valeurs, les institutions, les compréhensions quelles qu’elles soient.

« La première peur est une gêne, une sorte de pénibilité qui nous est imposée par l’être qui n’est plus dans nos normes habituelles. Cette première peur se fait vite plus accentuée quand nous affrontons les transformations qui suivent son accueil : notre vie éclate, nos projet s’effondrent ; et au-delà de nous, individus, les différentes organisations sociales apparaissent rigides, fermées, hostiles : il faudrait les faire voler en morceaux. En nous, ou autour de nous, l’avènement d’un ‘handicap’ constitue une désorganisation à la fois concrète et sociale. Mais de là nous apercevons une autre désorganisation, bien davantage profonde et douloureuse : celle de nos compréhensions acquises, celle de nos ‘valeurs’ établies. » (Henri-Jacques Stiker ; Corps infirmes et sociétés ; Essais d’anthropologie historique ; Dunod, Paris 2005, p. 3)

Les situations extrêmes font fondre l’épaisseur et l’étendu du temps et de l’espace qui nous permettent de prendre de la distance face à l’inexorable, de re-culer, de ré-fléchir et de re-spirer. Elles aspirent tout, elles rapprochent ce qui, pour survivre et bien vivre, est d’habitude éloigné, séparé, espacé : la vie et la mort, le bien et le mal, le corps et l’âme, même Dieu et Satan comme le livre de Job l’illustre.

« Il y a un temps pour tout », dit Qohélet (Bible ; Premier Testament ; Qohélet, chapitre 3, verset 1).

Dans les situations extrêmes, il n’y a plus de temps pour tout, le temps est suspendu, fondu.

Les situations extrêmes con-fondent, dans le sens pro-fond du terme, les dimensions et facettes des phénomènes et révèlent leur caractère profondément ambigu,

« l’Autre dans l’abîme même de son Réel, l’Autre dans sa dimension de partenaire à proprement parler inhumain, ‘irrationnel’, …, révoltant ou dégoûtant. » (Slavoj Zizek ; Fragile Absolu ; Flammarion, Paris 2008, p. 163).

Que reste-t-il, quand tout a fondu ? Cendres, déchet, excrément, dirait la raison, et au niveau de la raison, elle a raison. Les extrêmes se confondent, les limites s’effondrent, la distinction du dedans et du hors s’efface. Le résident, la personne en situation de handicap extrême, dans l’éclatement, l’angoisse et le désespoir total peut tapisser son lit et sa chambre d’excréments[2]. L’irrationnel envahit tout. Comment y voir encore l’humanité, l’humanitude, et la sauvegarder ? Et pourtant …

Le devoir « d’aimer son prochain », – nous sommes dans la morale et non pas dans le droit, donc dans la « Pflicht » et non pas le devoir, le « Müssen », le droit -, nous invite :

« Cet Autre-ennemi ne doit pas être puni …, mais au contraire considéré comme le ‘prochain’ …. Il existe un double processus de défense contre cet ‘amour du prochain’ : la ‘compréhension’ rationaliste ou humaniste (elle tente de réduire l’abîme traumatique de l’Autre en l’expliquant comme résultat des conditionnements sociaux, idéologiques, psychologiques, etc.), ou bien la fétichisation du Mal radical incarné dans le prochain et son élévation consécutive à une Altérité absolue …, qui est ainsi rendue intouchable, non politisable et impossible à formuler dans les termes d’une lutte de pouvoir. » (Slavoj Zizek, p. 163s)

Le handicap en soi, le handicap extrême encore davantage, nous pousse dans ces deux dérives dénoncées par Zizek, la rationalisation ou la surélévation, deux manières d’exclure les personnes concernées de la « normalité » de l’humanité et de la personnalité. Ainsi il devient pierre de touche pour toutes nos belles affirmations sur la dignité humaine, la liberté, la bienveillance, la solidarité, etc.

« … les tragédies ne s’annulent pas en se succédant ; au contraire, elles s’additionnent et s’accumulent, devenant chaque fois plus injustes. Certes, tout homme souffre seul – il est seul dans sa souffrance -, mais, en même temps, nul ne souffre seul si sa souffrance le rattache à autrui … Tout être est commencement de même qu’il est fin ; c’est pourquoi il mérite une réponse et non une consolation, à moins que la consolation ne constitue en elle-même une réponse. » (Elie Wiesel ; Célébration biblique ; Seuil, Paris 1975, p. 188)

Les situations extrêmes défient l’ultime, Dieu, et c’est l’ultime qui le défie, Satan, l’avocat général, l’accusateur, comme le livre de Job nous le décrit :

« Satan, l’un des Bnei Elokim (« fils de Dieu », AK) si proches du Trône … L’éternl instigateur de l’homme contre Dieu est ici présenté comme le provocateur de Dieu contre l’homme. C’est lui qui lance un défi dont la fidélité de Job est à la fois l’instrument et l’enjeu. … Job devient ainsi l’objet d’un pari surhumain, inhumain, l’acteur d’un drame dont il ignore les données et les règles, et auquel il ne comprend rien. » (E. Wiesel, p. 188)

Job, l’humain en situation de handicap par excellence, et Dieu, l’ultime ob-stacle qui handicape ?

« Une légende : Plus ahuri qu’autre chose, Job se tourne contre Dieu et dit : Maître de l’univers, serait-ce possible qu’une tempête ait soufflé devant toi et t’ait fait confondre Iyov (Job) et Oyév (ennemi) ? » (E. Wiesel, p. 189)

Et cela aussi longtemps que Dieu ne se fait pas lui-même avocat général, Paraclet.

L’essentiel se révèle donc « dans les déchets, les excréments », ou, plutôt, ce qui est considéré comme déchet, alors éliminé, évacué, l’être humain, en toute situation, comme finalité, que cela plaise ou non, à l’homme, voire à Dieu, le « devoir » de l’amour du prochain au-delà de la raison, l’impératif catégorique pour la raison.

« C’est sans espoir, je le sais, mais je dois parler … Acte de courage désespéré qui porte ses fruits. Brusquement, Dieu entre dans le récit et choisit de se faire entendre. Le Midrash note : Job sentit ses cheveux pris dans la tempête et c’est ainsi qu’il perçut la voix divine. Est-ce à dire que cet échange n’eut lieu que dans son esprit ? Possible. Aucune importance, au fond. Réalité ou délire, Job se croit victorieux. Dieu lui répond. » (E. Wiesel, p. 194)

« Son épreuve (Job) ne sera donc pas inutile ; grâce à lui, nous savons qu’il est donné à l’homme de transformer l’injustice divine en justice humaine.

Il était une fois, dans une contrée lointaine, un homme légendaire, juste et généreux, qui, dans sa solitude et son désespoir, trouva le courage d’affronter Dieu. Et de le forcer à regarder sa Création. Et de parler aux hommes qui parfois remportent sur lui, malgré eux et malgré lui, des triomphes graves et inquiétants. » (E. Wiesel, p. 198s)

Armin Kressmann 2010


[1] eghs (indo-européen), « hors de »

 

[2] Il n’est pas anodin que l’encyclopédie Wikipédia fait figurer les « matières fécales » et les « excréments » dans les sections « médecine » et « biologie », même là où il s’agit d’histoire, d’art et de sociologie. Dans les mots « excrément » et « excréter » réside la racine latine excernere, « cribler, évacuer », donc cernere, « tamiser » (Dictionnaire culturel en langue française ; Le Robert, Paris 2005), d’origine indo-européenne, ker- ou sker- qui porte l’idée de « couper » (Dictionnaire des racines des langues européennes ; Larousse, Paris 1949). Exclusion et excrément sont donc proche. Quel est le crible ou le tamis, la grille de lecture qui fait que quelqu’un soit exclu, a-normal, ex-crété ?

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