« Handicapé – Monstre »

« C’est un handicapé ! »

Cet énoncé, que nous sommes tous tentés à utiliser, révèle la gêne qui prend celui qui, pour la première fois[1], est confronté à une personne visiblement handicapée, physiquement ou à travers ses réactions. Si ce qui nous frappe est fort et sort de nos habitudes, la gêne se renforce et peut devenir dégoût, panique, angoisse : « c’est monstrueux ! » Nous ne voyons plus la personne en face de nous, mais la déformation, un comportement, l’aspect qui nous impressionne ou nous frappe. Qui donc est handicapé, impuissant de réagir ? Qu’est-ce qui fait de l’autre un monstre ?

C’est ce qui se passe en nous-mêmes et le regard que nous portons sur cet autre qui, nous le savons aussi, est un même, un semblable. Ce qui nous choque, au fond, c’est notre propre réaction, et notre crainte de nous voir nous-même, autrement, en celui que nous voyons[2].

Quelle serait en premier lieu la guérison à viser ? Le changement de notre esprit, « chasser les démons » qui nous habitent, qui nous prennent et nous dominent, les « mauvais esprits ou les esprits impurs » dirait la bible. Guérison sans guérison, guérison de l’autre par un changement du regard que nous portons sur lui, guérison sans événement supranaturel, c’est ça le miracle, comme je l’ai  déjà constaté dans mon article « C’est le regard sur un fait qui fait de ce fait un miracle« .

Quand nous parlons de « personnes handicapées » ou de « personnes en situation de handicap », c’est d’abord notre regard qui les met en situation de handicap, le handicap de ne plus être perçue et apprivoisée comme personne. Elles ne sont pas monstrueuses, mais nous les faisons monstres.

Pierre Ancet, dans son article « L’ombre du corps » (in : Handicap : l’éthique dans les pratiques cliniques ; érès, Ramonville Saint-Agne 2008), écrit :

« Nous appelons en effet ‘monstrueux’ le corps dont le statut perceptif est instable et inacceptable : celui qui reste entre l’humain et l’inhumain, entre la forme familière et l’informe. Sans être dite, l’idée de monstruosité peut être suscitée par le grand handicap physique et le polyhandicap. » (p. 29)

« La monstruosité tératologique n’a d’intérêt que de mettre chacun face aux limites de sa propre tolérances face aux variations du corps humain.

La monstruosité n’appartient donc pas en soi à un individu, mais renvoie aux réactions de l’observateur. Dire ou penser ‘c’est un monstre’ est un jugement de type réfléchissant, qui nous renseigne plus sur l’observateur que l’objet désigné. ‘Monstre’ est un terme utilisé faute de mieux, lié au manque de catégorie disponible pour nommer ce qui apparaît et ce qui est ressenti. Il faudra nous confronter à ce qui, en nous-mêmes, peut nous conduire à employer ce terme, en exacerbant la gêne ressentie qu’une forme de mauvaise foi essaye de masquer. L’intérêt est alors de rentrer en soi-même pour y découvrir les traces d’altérité qui empêchent la reconnaissance de l’autre. » (p. 30s)

« … Ce n’est pas avec l’autre que la relation semble avoir lieu, mais uniquement avec la partie dérangeante qui se tient sous le regard comme un animal prêt à mordre. L’autre est derrière cette main ou ce pied, il en est la dépendance comme d’ordinaire la main qu’on tend est la dépendance de la personne que l’on voit. À ce stade, c’est avec un handicapé et non avec une autre personne que se fait l’interaction. » (p. 33)

Armin Kressmann 2010


[1] « La première apparition du nouveau, c’est l’effroi. » (Heiner Müller ; cité par Slavoj Zizek ; Fragile absolu ; Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? ; Flammarion, Paris 2008, p. 229 )

[2] Contre Georges Canguilhem qui parle d’échec et ramène la vie à sa seule dimension biologique ? « L’existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre … nous sommes des vivants, effets réels des lois de la vie, causes éventuelles de vie à notre tour. Un échec de la vie nous concerne deux fois, car un échec aurait pu nous atteindre et un échec pourrait venir par nous. C’est seulement parce que, hommes, nous sommes des vivants qu’un raté morphologique est, à nos yeux vivants, un monstre. » (cité par H.-J. Stiker ; Corps infirmes et sociétés ; Dunond, Paris 2005, p. 6)

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