Communiquer avec des personnes mentalement handicapées – « Jeux de langage » (Ludwig Wittgenstein)

La communication avec des personnes mentalement handicapées est complexe, compliquée et difficile. Recourir à la notion de communication non-verbale, me semble-t-il, ne suffit pas. La simple distinction entre communication verbale et communication non-verbale ne correspond pas à la réalité qui, elle, comporte du verbal et du non-verbal, et si ce n’est que de la part des accompagnants. Les personnes aphasiques et même polyhandicapées, les personnes lourdement handicapées « comprennent » du verbal comme du non-verbal. Décisif par contre est une autre question : dans quelle mesure les moyens de communication de ces personnes font-ils partie de ce que nous pouvons appeler notre langage, notre culture ? Leur communication, est-ce une réduction de la nôtre ou ont-elles leur propre langage, voire leur propre culture ? Leur raison, encore une fois, est-ce déraison par rapport à notre raison ou raison autre, distincte de la nôtre, mais, en principe, logique, dans leur logique ? Je tends vers cette dernière vision : les personnes mentalement handicapées développent leurs codes de communication, dans le réseau de communication, notamment familial, qui est le leur. Donc, comment se retrouver dans un univers commun, « personnes handicapées » et nous, « les autres » ? De notre côté, de nous les autres, se pose d’ailleurs la même problématique : nos langages et nos règles de communication, sont-elles normalisables, se laissent-elles vraiment représenter par une grammaire commune ? Qu’est-ce qui l’emporte dans notre communication, le général, l’universel, le même ou le particulier, le spécifique, le circonstanciel ?

Pour sortir de ces impasses il faudrait trouver un universel au-delà des langages et du langage.

Cet universel est le jeu ; il précède, selon Johan Huizinga, la culture. Et Ludwig Wittgenstein avec sa compréhension du langage et sa notion de « jeu de langage » nous offre une approche qui nous réunit de nouveau, personnes handicapées et « bien-portantes », sous une vision commune :

« Sprache ist für Wittgenstein immer eine Tätigkeit, keine abstrakt definierbare Wesenheit. Sie hat räumliche und zeitliche Dimensionen, ist ein Ding (Philosophische Untersuchungen 108) : Im Tractatus ist Sprache die Produktion von Satz-Bildern, im Spätwerk in Gestalt der mannigfaltigen Sprachspiele Teil einer Lebensform. » (Chris Bezzel ; Wittgenstein ; Reclam, Stuttgart 2007, p. 132)

« Sprachspiel : Zentraler Begriff des späteren Werks, den Wittgenstein aus dem Vergleich mit dem Schachspiel, dann mit Spielen aller Art entwickelt. Er ist die Konsequenz aus der Unmöglichkeit, Sprache abstrakt zu definieren. Jeder Zeichengebrauch ist soziales Handeln, ob primitiv oder komplex. Es gibt unzählige Sprachspiele : Sie bilden die jeweilige Lebensform einer Kultur, die sich mit neuen Sprachspielen verändert. » (Chris Bezzel ; Wittgenstein ; Reclam, Stuttgart 2007, p. 132)

« Das Wort ‘Sprachspiel‘ soll hier hervorheben, dass das Sprechen der Sprache ein Teil ist einer Tätigkeit, oder einer Lebensform. » (Ludwig Wittgenstein ; Philosophische Untersuchungen ; Suhrkamp, Frankfurt 1967, p. 24)

« Wittgensteins Sprachbegriff ist … semiotisch. Er zielt immer auf den Vergleich, das « Zusammenspiel » aller Formen von Semiose : Blick, Geste, Wort, Satz, Sprachspiel, Sprache. » (Chris Bezzel ; Wittgenstein ; Reclam, Stuttgart 2007, p. 108)

Et Bezzel cite Habermas ; il écrit :

« Auch ist die kulturspezifische Praxis als ‘kommunikative Lebensform’ von der sich immer verändernden ‘Grammatik der Sprachspiele abhängig' » (Chris Bezzel ; Wittgenstein ; Reclam, Stuttgart 2007, p. 109)

Dans une telle vision il s’agira de trouver, – en situation et par l’usage, avec les personnes handicapées -, une grammaire commune, ce qui se fait tout naturellement, sous condition que l’accompagnant est prêt à dépasser ses codes et sa culture à lui, donc ce que nous appelons la « normalité » pour entrer dans un univers nouveau où chacun apporte le sien dans un jeu de communication nouvelle. N’est-il pas frappant de voir toutes ces familles avec une personne handicapée dont les membres communiquent et se comprennent mutuellement dans une façon qui échappe à toute personne extérieure. Pour aller encore plus loin, n’est-ce pas le cas pour toute famille, voire toute communauté dont les membres sont suffisamment proches ? Pensons aux Églises et autres communautés religieuses ou non-religieuses, le sport, l’art, etc., où se pratiquent des liturgies, donc des voies de communication bien particulières et souvent incompréhensibles pour les non-membres.

Encore une fois Wittgenstein :

« Grammatik : Nicht eng linguistisch zu verstehender Begriff aus dem Spätwerk, der den frühen Begriff der ‘Logik’ fortführt. Die Grammatik stellt die ‘Geschäftsbücher der Sprache’ dar und schliesst die pragmatische Regelhaftigkeit der Sprachspiele bis zum Horizont der Lebensform ein. » (Chris Bezzel ; Wittgenstein ; Reclam, Stuttgart 2007, p. 129s)

Afin de ne pas sacrifier l’universalité à la particularité et de tomber dans un communautarisme séparatiste, ce qui compte, de nouveau, est le fait et la volonté de jouer ensemble, ce qui nous ramène à la définition profonde et de portée universelle de la notion de « handicap ».

Armin Kressmann 2010

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