L’assistance au suicide et l’éthique des devoirs (éthique déontologique)

Le représentant classique d’une éthique philosophique du devoir est Immanuel Kant[1]. C’est dans les « Fondements de la métaphysique des mœurs »[2] qu’il développe ses idées. Il formule sa norme (donnée « de l’extérieur » ou « d’en haut » [3]), LA norme, comme un impératif appelé catégorique, qu’il donne sous trois formes :

« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »[4]

ou « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE. »[5]

ou encore « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[6]

« Loi universelle de la nature », « dans ta personne que dans la personne de tout autre », se tuer ne peut être une option ; l’impératif catégorique de Kant interdit le suicide et, a fortiori, l’assistance au suicide. Nous ne pouvons pas vouloir que se suicider devant les résistances et les difficultés de la réalité devienne une loi universelle. En plus, d’en invoquer la liberté et l’autonomie, le droit à l’autodétermination, est un mauvais argument, parce que, comme je le disais dans la première partie, la suppression du sujet de l’autonomie anéantit cette même autonomie. Si nous voulons défendre la liberté du sujet, nous ne pouvons opter pour la suppression du sujet. Un sujet qui se veut autonome perd son autonomie à travers la volonté de se supprimer à cause d’une hétéronomie provoquée par la souffrance et la dépendance. C’est rude, mais c’est comme ça !

Kant lui-même se prononce contre le suicide comme « violation du devoir envers soi »[7] ; il dit :

« … une nature dont ce serait la loi de détruire la vie même … serait en contradiction avec elle-même, et ainsi ne subsisterait plus comme nature … »[8]

et par rapport à la troisième formulation de l’impératif catégorique :

« Si, pour échapper à une situation pénible, il se détruit lui-même, il se sert d’une personne, uniquement comme d’un moyen destiné à maintenir une situation supportable jusqu’à la fin de la vie. … Ainsi je ne puis disposer en rien de l’homme en ma personne, soit pour le mutiler, soit pour le corrompre, soit pour le tuer. »[9]

Il va sans discussion qu’une éthique du devoir peut être pervertie et tournée dans son contraire, comme c’était notamment le cas sous le National-socialisme. Je ne me prononce pas non plus sur des cultures différentes de la nôtre (le Japon p.ex.) où le suicide peut avoir un autre statut. Il serait seulement à vérifier si, dans ces cas-là, il s’agit toujours d’une éthique du devoir ou plutôt d’un objectivisme, d’un communautarisme ou d’une éthique des vertus.

Armin Kressmann 2010

« L’assistance au suicide 11 : le communautarisme

L’assistance au suicide 13 : le procéduralisme (éthique du dialogue) »


[1] Ne parlons pas de la bible ou de la loi divine qui, à partir du principe de l’appartenance de la vie à Dieu et du Décalogue (p.ex. Exode 20), interdit le suicide et a fortiori l’assistance au suicide. Pourtant, il vaudrait peut-être la peine de reprendre certains textes des évangiles, notamment des rencontres qui témoignent d’une approche éthique plus fine de la part de Jésus avec ses interlocuteurs. S’y trouvent des combinaisons de différentes « grammaires éthiques » (p. ex. Nicodème – la Samaritaine, Jean 3 et 4, ou l’homme riche, Luc 18, ou encore la femme adultère, Jean 8). Jésus, me semble-t-il, a une approche différenciée faisant une distinction entre ce que la tradition a appelé la Loi et l’Evangile. Voir aussi la question du Shabat, p.ex. Matthieu 12

 

[2] J’utilise l’édition Librairie philosophique J. Vrin, Paris 1997 et en allemand « Grundlegung zur Metaphysik der Sitten », Reclam, Suttgart 2002

[3] Avec les mots de Kant, phrase finale des Fondements, p. 149 :

« Nous ne comprenons pas sans doute la nécessité pratique inconditionnée de l’impératif moral, mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c’est là tout ce qu’on peut exiger raisonnablement d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre dans les principes aux limites de la raison humaine. »

[4] p. 94

[5] p. 95

[6] p. 105

[7] p. 96

[8] p. 96

[9] p. 106

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