Le handicap lourd et les limites du libéralisme

Les modèles libéraux atteignent leurs limites quand il s’agit de personnes gravement malades, handicapées, notamment mentales, voire des enfants. Légalement, aujourd’hui, les enfants ont même un statut plus reconnu que les personnes dites, selon le Code civil suisse, « malades mentaux » ou de « faiblesse d’esprit ». Comme nous venons de le voir, pour ces dernières, du point de vue légal, il n’y a pas d’autres possibilités que la mise sous tutelle. Qu’est-ce que cela veut dire ? Y a-t-il possibilité d’adapter ou d’élargir le modèle libéral ou faut-il, inévitablement, passer à un système paternaliste, ce qui, dans une société qui se revendique de plus en plus du libéralisme nous amène à des contradiction dont il sera encore question ?

Aussi, et c’est un point très important, où tirer la limite ? Le Code civil dit, nous l’avons vu, à l’Art. 369 :

« I. Maladie mentale et faiblesse d’esprit : Sera pourvu d’un tuteur tout majeur qui, pour cause de maladie mentale ou de faiblesse d’esprit, est incapable de gérer ses affaires, ne peut se passer de soins et secours permanents ou menace la sécurité d’autrui. »

Qu’en est-il avec les personnes qui avaient mais qui n’ont plus, temporairement ou définitivement, la possibilité de gérer leurs affaires, qui ne peuvent plus se passer de soins et secours permanents ? Le droit de vote, comment se gère-t-il en EMS ou en psycho-gériatrie ? Et, encore une fois, que fait-on avec les tuteurs, quelle est leur formation, comment se situent-ils face aux professionnels[1] ?

Si on bascule dans une logique paternaliste, c’est-à-dire communautariste, quelles sont les valeurs directrices, celles du corps professionnel ; mais encore lequel des corps : médical, socio-éducatif, ou celles de l’institution ? Et que font les parents et autres proches devant la pénurie des places qui les empêchent de choisir une institution en fonction des valeurs qu’elle défend ? Et une institution qui s’appuie, ce qui est le cas pour l’Institution de Lavigny p.ex., sur l’universalité des droits de l’homme, alors un principe libéral, comment peut-elle concilier la double charge qui lui est remise, être fidèle aux principes libéraux et remplir le rôle paternaliste que la société ou l’Etat lui remet ? Et l’Etat libéral, qui est en bonne partie payeur, comment contrôle-t-il l’adéquation des valeurs institutionnelles avec ses valeurs propres à lui ? Là où autrefois les « soins de l’âme étaient publics, les soins du corps étaient privés … aujourd’hui la situation est inversée. »[2] Que faire des « soins d’âme » de personnes qui sont, d’une manière ou d’une autre, remises à un public, l’institution, ou au public par excellence, l’Etat ?

Encore une contradiction, plus subtile celle-là : comme M. Walzer le dit, à juste titre,

« l’assistance communautaire est importante parce qu’elle nous apprend la valeur de l’appartenance »[3],

nous devons nous demander, en institution, appartenance à qui ou à quoi, principes libéraux, dont nous venons d’esquisser les limites, ou principes communautaires, religieux p.ex., dans ce cas-là, lesquels ? Peut-on encore s’orienter aux principes libéraux, les mêmes principes qui ont fait que ces personnes ont été exclues de la société libérale, en tout cas en ce qui concerne leurs droits civils ?

Nous voyons qu’il est très difficile de s’occuper sur des principes libéraux de personnes qui, sur les mêmes principes, ont été exclues de la société libérale. La voie paternaliste semble inévitable, sauf si, et c’est un grand défi, le modèle libéral est reproduit à l’intérieur de l’institution[4]. Mais pour cela il faudrait se donner les moyens, afin que patients et résidants y soient « citoyens », au moins à l’intérieur du microcosme institutionnel, cité à part. Malheureusement, les institutions et leurs collaborateurs ont, en situation concrète, la tendance de prendre des deux logiques celle qui leur convient à eux, la plus « pratique », et non pas celle qui convient aux personnes dont ils ont la responsabilité. C’est humain !

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1] Art. 367 du Code civil suisse

C. Tuteur et curateur

1 Le tuteur prend soin de la personne et administre les biens du pupille mineur ou interdit; il le représente dans les actes civils.

2 Le curateur est institué en vue d’affaires déterminées ou pour une gestion de biens.

3 Les règles concernant le tuteur s’appliquent au curateur, sous réserve des dispositions particulières de la loi.

Art. 406

2. Interdits

1 Le tuteur protège l’interdit et l’assiste dans toutes ses affaires personnelles.

2 S’il y a péril en la demeure, le tuteur peut placer ou retenir l’interdit dans un établissement, selon les dispositions sur la privation de liberté à des fins d’assistance.

Art. 407

II. Représentation

1. En général

Le tuteur représente son pupille dans tous les actes civils, sous réserve du concours des autorités de tutelle.

[2] M. Walzer, Sphères de justice, p. 132

[3] M. Walzer, Sphères de justice, p. 103

[4] Ce qui donnerait un « communautarisme libéral », modèle implicite que probablement la majorité des institutions essaient de mettre en place, sans forcément s’en rendre compte. Un autre modèle serait un « libéralisme communautariste », dont se revendique semble-t-il M. Walzer. Les deux modèles mériteraient d’être approfondis dans leur substance et dans leur pertinence pour une organisation institutionnelle.

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