L’État et la spiritualité

« Dérégulation des identités religieuses ‘historiques’, prolifération des nouveaux mouvements spirituels, incertitudes juridiques et politiques de la gestion publique du religieux : tous les pays occidentaux doivent faire face aujourd’hui à ces problèmes en mobilisant les ressources juridiques et culturelles qu’ils tiennent de l’histoire. » (Danièle Hervieu-Léger)[1]

Dans son attitude face aux religieux, l’État libéral moderne est désécurisé : sécularisation, affaiblissement des institutions traditionnelles, globalisation et migrations qui le mettent devant des nouveaux systèmes de croyances et de valeurs, les défis des techno-sciences avec les questions éthiques qui se posent, le début, la fin, le prolongement et la qualité de la vie, les enjeux économiques, etc. Ce qui était plus ou moins cohérent et évident il y a quelques décennies encore est fortement bousculé et mis en question. Quels sont les repères auxquels se référer, qui régule, qui garantit la cohésion ? Les réponses ne s’imposent plus d’elles-mêmes.

Les institutions sociales dans leur histoire ont subi le même mouvement. Elles ont été souvent fondées à une époque où le social, le politique et le religieux se sont encore reconnus dans un même système de pensée et de croyances. Bienfaisance, miséricorde et paternalisme, – encore une fois, sans aucun jugement de valeur -, les ont guidées dans leur action. Dès les années soixante, avec les revendications de mêmes droits pour toutes et tous, elles ont été réorientées vers le libéralisme moderne : ce n’est plus au nom du Christ qu’on s’engage, mais au nom des Droits de l’homme. Autonomie, justice, équité sont les valeurs mises en avant. Paternalisme et libéralisme cohabitent désormais, « prise en charge familiale » et « professionnalisme », se complètent souvent, entrent en contradiction et en conflit parfois. Comme institution régulatrice, l’État remplace les Églises et les paroisses. Mais lui, il ne peut pas s’orienter à Dieu. La raison remplace la foi, manuels, référentiels et procédures la bible. Spirituellement se crée un vide qui risque d’être rempli par ces « nouveaux mouvements spirituels » dont parle Danièle Hervieu-Léger, voire un religieux « qui n’est pas de chez nous ». L’Etat commence à s’inquiéter ; il veut de nouveau « tenir compte de la dimension spirituelle de la personne humaine »[2] et s’intéresse à ce qui se passe en matière de spiritualité dans les institutions dont il est politiquement responsable. D’où ce rapport et ce mandat-ci.

Ainsi nous nous trouvons en une période charnière. Comment de nouveau concilier la raison et la foi, garantir une bonne gestion des institutions, la liberté de choix et l’autonomie des résidents, dans un contexte social et spirituel de plus en plus complexe et sans perdre la cohésion institutionnelle, « l’âme », comme je disais, de « nos maisons » ? Car, soyons clairs : si nous voulons définitivement et entièrement opter pour la vision libérale, nous devons aussi nous donner les moyens pour y arriver : pleine autonomie des résidents veut dire autodétermination, libre choix des règles de leur vie[3], à l’intérieur de la loi évidemment. Cela nous amènerait à une désinstitutionnalisation et une refonte totale de notre système de tutelle et de curatelle, probablement au-delà de ce qui est prévu par la réforme « Protection de l’adulte »[4], pour arriver à une « avocature » qui outille la personne en situation de handicap de sorte qu’elle puisse gérer sa vie « d’une manière autonome ». En matière de spiritualité, aussi longtemps que l’ordre public serait maintenu, l’Etat n’aurait plus rien à dire. Mais nous n’y sommes pas ; donc un équilibre à chercher, à trouver et à maintenir entre une approche communautaire (communautarienne ; donc paternaliste) et une approche libérale (autodétermination), avec, et cela est important, pour chaque situation concrète, un choix de l’approche en fonction des intérêts du résident et non pas en fonction de celles de l’institution. Et la dimension communautaire (communautarienne) nous amène inévitablement à des choix en matière de spiritualité ; nous n’y échappons pas.

En conclusion, l’Etat n’a pas à définir les options spirituelles d’une institution sociale, mais à se préoccuper du fait que chaque institution en ait une « valable ». Cela le met dans une position délicate : comment surveiller, c’est-à-dire « contrôler » ce qu’il n’a pas à contrôler et ce qui, de toute façon, ne se laisse pas contrôler, comment sur-veiller ce qui est considéré comme étant au-delà, en-dessus ? D’où une certaine inquiétude et appréhension face au spirituel, devant cette réalité insaisissable, par définition « incontrôlable », à une époque qui compense souvent la perte de contrôle par une réglementation grandissante, par des procédures et par le juridique. Comment réguler ce qui ne se laisse réguler que de l’intérieur, le « privé », là où l’Etat ne veut et ne peut pas intervenir ?

A l’état actuel, les services de l’Etat, à mon avis, ne peuvent guère faire plus que ce qui, semble-t-il, est déjà en place :

–         Demander aux institutions leur politique en matière de spiritualité

–         Vérifier que ces options sont transparentes

–         S’assurer qu’elles sont connues et admises par les résidents, leurs familles et leurs représentants légaux

–         Intervenir quand« la dignité, les droits et les libertés des personnes » sont enfreints

–         Pour cela, avoir une idée de ce qui est une spiritualité « valable »

SPAS (Service de prévoyance et d’aide sociales), Critères de qualité et de sécurité ; Pour les personnes handicapées ou en difficulté sociale prises en charge dans les institutions au bénéfice d’une autorisation d’exploiter :

« 2.1.10 Spiritualité

L’institution respecte le droit à la spiritualité et à la pratique religieuse.

L’institution a défini dans le concept remis au client une politique relative au respect de la liberté spirituelle et à l’accès à la pratique religieuse.

La clientèle peut suivre des offices religieux de son choix dans ou hors de l’institution. »

Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008


[1]La religion en mouvement, Le pèlerin et le converti ; Flammarion, Paris 1999, p. 26

[2] Qui remplace, en quelque sorte : « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! », Préambule de la Constitution fédérale

[3] Autonomie, du grec auto nomos, se donner sa propre loi ; à ne pas confondre avec liberté (de choix) ou autodétermination ; ce sont des principes comme la « règle d’or » ou « l’impératif catégorique » de Kant qui déterminent l’autonomie.

Autodétermination : « La capacité de faire ses propres choix et de conduire ses actions sans contrainte. » (G. Durand)

Autonomie : Etre soumis autant à sa propre législation qu’à la législation universelle … est le principe de l’autonomie de la volonté

[4] « Les personnes incapables de discernement vivant dans une institution ne bénéficient pas toujours de la protection dont elles ont besoin. Le présent projet remédie en partie à ces carences (art. 382 à 387). Il prévoit notamment que l’assistance apportée à une telle personne doit faire l’objet d’un contrat écrit, afin de garantir une certaine transparence des prestations fournies. Il fixe également les conditions auxquelles les mesures de contention sont autorisées. Enfin, les cantons doivent assujettir à la surveillance les institutions médico-sociales et les homes qui accueillent des personnes incapables de discernement. » (Conseil fédéral ; Message concernant la révision du code civil suisse (Protection de l’adulte, droit des personnes et droit de la filiation, Berne 2006))

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