Spiritualité, Constituante et Constitution vaudoise

Une lecture simple de la Constitution vaudoise nous amène à dire que l’Etat n’a pas l’ambition de réguler la spiritualité de ses citoyens, mais d’en « tenir compte » (article 169.1 ; dans le premier projet il était question de « reconnaître »[1]). Et, du fait que la « dimension spirituelle de la personne humaine » n’est évoquée que dans ce contexte, il le fait par délégation aux Eglises et autres communautés religieuses (article 169.2)[2]. D’une manière plus pragmatique, on peut se poser la question de savoir si la première partie de l’article 169 n’était pas introduite dans la Constitution pour justifier le lien de l’Etat avec les Eglises et vice versa. Pourtant, les comptes-rendus des discussions au sein de la Constituante montrent que, si contestation il y avait, ce n’était pas par rapport à l’article 169.1, c’est-à-dire le fait que l’Etat s’intéresse d’une manière ou d’une autre à la spiritualité de ses citoyens, mais contre le lien avec les Eglises (article 169.2), c’est-à-dire que l’Etat le fasse à travers les Eglises et autres communautés religieuses, c’est-à-dire à travers des institutions religieuses partenaires de l’Etat.

Pour les uns, dont notamment la majorité de la commission d’examen, le lien avec les Eglises était évident :

« Le spirituel, chers collègues, a de tout temps profondément influencé l’histoire et les civilisations, non seulement dans les relations entre les communautés et les Eglises, mais également entre les hommes, et il est souvent à la base du type de société civile ou religieuse. Les besoins de l’ensemble de la société, dans le domaine spirituel, sont bien réels. Ce sont soit des repères auxquels nous nous référons, que nous soyons croyants ou athées, ce sont des jalons, comme des fêtes, ce sont des célébrations qui marquent le déroulement de la vie. Ce sont également des valeurs fondamentales propres à notre histoire, à notre civilisation et à notre culture. Et les Eglises, d’une manière ou d’une autre, contribuent à promouvoir et à transmettre ce patrimoine, et ce, à un moment où les familles jouent de moins en moins ce rôle. Les Eglises ne sont certainement pas les seules à le faire et leur expérience millénaire dans ce domaine les désignent comme interlocuteurs privilégiés dans

l’accomplissement de ces tâches au service de la collectivité. » (Gérard Buhlmann[3])

Pour d’autres, d’où un rapport de minorité, la séparation entre Eglises et Etat devenait impérative :

« Je souscris entièrement aux propos de mon collègue Buhlmann, président de la commission 2, quant au rôle du spirituel dans la vie de chacun. Donc, je n’y reviendrai pas. Je me bornerai à vous présenter le rapport de minorité et les amendements. … Le rapport de minorité que nous vous proposons a l’avantage de clarifier les rôles respectifs des Eglises et de l’Etat. … affirme la séparation de l’Eglise et de l’Etat. … c’est bien le lien organique et historique, véritable cordon ombilical avec l’Eglise réformée, qui doit être coupé. C’est tourner la page sur deux siècles d’imbrication de l’Etat et de son Eglise nationale, dont l’influence a imprégné toutes nos institutions jusqu’à un passé encore très récent. » (Yves Goel[4])

Finalement, en résumé, personne ne conteste l’importance de la dimension spirituelle et le fait que l’Etat a un rôle à jouer par rapport à celle-ci. Et la majorité de la Constituante, comme le peuple par la suite, attribue aux « Eglises et communautés religieuse » (reconnues) ce rôle, on pourrait dire « officiellement », de satisfaire les besoins spirituels des citoyens[5]. Par conséquent, selon la Constituante, pour l’Etat de Vaud, la spiritualité est toujours et encore d’abord une affaire religieuse, ensuite une affaire des Eglises et autres communautés religieuses (reconnues).

Depuis, la reconnaissance des communautés religieuses comme « institutions d’intérêt public » a été réglée par une loi : « LOI sur la reconnaissance des communautés religieuses et sur les relations entre l’Etat et les communautés religieuses reconnues d’intérêt public (LRCR) ». Elle définit dans son article 11 la « mission d’aumônerie » :

« Une communauté reconnue peut exercer l’aumônerie dans les établissements hospitaliers et pénitentiaires, auprès de toute personne donnant son consentement et se déclarant de la religion de la communauté concernée, ou de toute personne qui l’accepte. »

Quelles sont les conséquences pour les institutions sociales, « sous surveillance » de l’Etat et de sa Constitution ?

  1. Les institutions se préoccupent de la spiritualité de leurs résidents
  2. Celle-ci, pour la Constituante, est d’abord[6] une affaire de religiosité et de religion.
  3. Les institutions clarifient leur rapport avec les Eglises et les autres communautés religieuses (reconnues par l’Etat)
  4. a. Cette clarification peut aller dans le sens d’une délégation (séparation des sphères ; dans une sorte de « contrat de prestation » on laisse entrer et travailler les représentants des Eglises et autres communautés religieuses dans l’institution, sans intervenir sur leur travail ; le contrôle de celui-ci se fait à travers les institutions religieuses reconnues par l’Etat)
  5. b. ou dans le sens d’un partenariat (une collaboration avec une ou plusieurs institutions religieuses reconnues ; dans ce cas, l’institution sociale reprend et s’approprie, en toute transparence, une part de l’offre spirituelle et religieuse, en fonction de son histoire par exemple[7]).
  6. Dans cette collaboration, quelle qu’elle soit, spiritualité et religiosité sont reconnues comme facteurs, parmi d’autres, de « lien social » et de « transmission de valeurs fondamentales ».
  7. Le modèle retenu et pratiqué par une institution sociale donnée est connu et admis par les résidents, leurs familles et/ou leurs représentants légaux.
  8. La régulation du spirituel, – toujours selon la Constitution et la Constituante, telle que je la déduis, et suite à la Loi sur la reconnaissance des communautés religieuse -, se fait à travers la collaboration entre institutions, c’est-à-dire institutions sociales d’un côté, institutions religieuses de l’autre[8]. L’Etat n’intervient qu’en situation de conflit quand « la dignité, les droits et les libertés des personnes »  sont enfreints.

Cette conception de la spiritualité, – telle qu’elle se dégage de la Constitution vaudoise, des débats qui ont été menés lors de la délibération politique et des dispositions légales actuelles -, peut être qualifiée de traditionnelle. Elle est le résultat d’une histoire. Au fond, tout en donnant des perspectives d’ouverture, – « lien social » et « transmission de valeurs » sont des projets plus larges qui dépassent le religieux et l’ecclésial -, elle peut encore une fois être relue dans le seul registre de « l’aumônerie » ou de la « pastorale » classiques. Comme nous le verrons par la suite, elle mérite d’être revue et élargie dans le travail et le vivre-ensemble en institution. Au-delà des collaborations entre institutions sociales et institutions religieuses, il faut aujourd’hui tenir compte d’autres réalités qui ont une qualité spirituelle ou qui contribuent à nourrir la dimension spirituelle de la personne, notamment la réflexion intellectuelle, la recherche de ce qui est juste, bon et beau, l’éthique, l’esthétique et les arts, ainsi que, ce serait à discuter, peut-être la psychanalyse et la psychothérapie. Nous y reviendrons dans le chapitre 6 qui essaie d’aborder la spiritualité à partir d’autres angles que ceux du seul institutionnel et religieux.

Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008


[1] « Alinéa 1er: Rédaction: La disposition reprend une formule analogue à celle qu’on rencontre dans d’autres constitutions cantonales, notamment à l’article 97 al. 1er de la constitution neuchâteloise. Toutefois, du point de vue rédactionnel, on peut se demander si le verbe « reconnaît » est approprié: l’Etat peut-il vraiment « reconnaître la dimension spirituelle … »? La question est d’autant plus légitime que, dans ce même chapitre, le verbe « reconnaître », ou son substantif, la « reconnaissance », réapparaît – c’est même l’objet principal de ce chapitre –, mais avec un sens très différent, qui est celui d’une reconnaissance constitutive. » (Mahon, P. ; Rapport sur l’avant-projet de Constitution, mis en consultation en juin 2001 ; p. 120)

[2] D’emblée je relève la double voie, les « Eglises » d’un côté, vision plus institutionnelle, et les « communautés » de l’autre côté. Avec le spirituel on est tout de suite dans la tension entre le public et le privé, le libéral et le communautarien (le paternalisme), l’autonomie et l’hétéronomie, l’institutionnel et le communautaire.

[3] Assemblée constituante du Canton de Vaud ; Bulletin de séance no. 29, Lausanne 8.6.01, p. 27

[4] Assemblée constituante du Canton de Vaud ; Bulletin de séance no. 29, Lausanne 8.6.01, p. 30

[5] Ce qui ne veut pas dire que celles-ci soient toujours à la hauteur de la tâche ; le « contrôle » de leur prestation est une question encore bien plus complexe, et, personnellement, je conteste certaines pratiques ecclésiales, comme l’exorcisme par exemple. Pour quelques remarques par rapport au rôle des Eglises, voir chapitre 7.

[6] Depuis la première rédaction et les discussions qui y ont suivi, je suis arrivé à la conclusion que, au lieu de dire « d’abord », nous devrions probablement dire « toujours » ou « encore ». L’article 169 de la nouvelle Constitution vaudoise, par l’utilisation du terme « dimension spirituelle » dans son alinéa 1, veut dépasser le religieux, mais revient toute suite, dans l’alinéa 2, aux Eglises traditionnelles, comme instances de régulation implicite. Cette lecture est confirmée par la Loi sur la reconnaissance des communautés religieuses (LRCR ; cf. page précédente).

[7] Poussé à l’extrême, ce modèle pourrait amener l’institution sociale à une entière reprise de la spiritualité, dimension religieuse incluse ; elle deviendrait quasiment elle-même « Eglise ». D’où l’importance d’une collaboration avec une institution extérieure, ce qui, me semble-t-il, correspond aussi à la volonté de la Constituante. Ce fait met aussi les Eglises constituées devant leurs responsabilités à l’égard des institutions socio-éducatives et socio-médicales.

[8] « Le droit fédéral laisse le soin aux cantons de régler leurs rapports avec les diverses communautés religieuses. La garantie fédérale de la liberté de conscience et de croyance (art. 72 al. 1 CstF), rappelée à l’art. 16 de la Constitution vaudoise (Droits fondamentaux), s’adresse à l’individu, qui est libre d’adhérer à l’Eglise de son choix ou de n’adhérer à aucune. Il s’agit ici de régler un autre problème, celui de la place des Eglises ou communautés religieuses face à l’Etat. Celui-ci reconnaît un besoin spirituel chez les êtres humains, auquel il n’entend pas répondre lui-même. » Canton de Vaud ; Commentaire du projet de nouvelle Constitution ; Lausanne 2002 ; p. 39

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